Il était une fois un joli chaton tigré avec
de beaux yeux gris-doré et de jolies dents très pointues. Sa mère était très
fière de lui. Rien qu'à voir les belles petites dents on pouvait deviner qu'il
allait être un bon chasseur.
- Un bon
chasseur... dit le petit chaton. Non. Je ne veux pas. Je déteste les chasseurs.
Sa mère en
resta bouche bée.
- Tu
dé-testes les chasseurs ! s'écria-t-elle. Des blagues. Je t'ai vu jouer l'autre
jour avec une souris.
- Je ne
joue pas avec les souris comme toi tu le fais, dit le chaton. Toi, tu aimes
leur faire peur, sortir tes griffes...
- Eh bien
oui ! N'est-ce pas extrêmement amusant de les voir affolées, essayer de courir
dans tous les sens pour nous échapper ?
- Non ce
n'est pas amusant.
- Ah, très
bien. Et qu'est-ce qui est amusant, s'il te plaît ?
- De jouer
ensemble à pousser une petite pelote de laine. La laine, ça n'a pas peur. Alors
on peut bien la faire rouler. Mes copines les souris et moi, on joue à la
laine... On rigole bien.
- Tes copines les souris, dis-tu ! Vous
rigolez bien ! Mais mon pauvre enfant si tu ne veux pas apprendre à chasser,
que feras-tu dans la vie ?
- Euh, j'ai
bien envie, maman, de construire des nids. Je trouve ça joli, comme travail.
C'en était
trop. La chatte cracha sa colère :
- Mon
enfant est fou, complètement fou, il veut construire des nids ! Ah, si
seulement ton père n'était pas allé courir on se demande où, tu verrais ce que
tu prendrais. Des nids ! quelle honte pour la famille !
La chatte
avait très peur de ne pas savoir empêcher ce malheur. Que diraient les voisins
si son chaton commençait à construire desnids ? Dans tout le pays on se moquerait d’eux.
Mais le
temps passa, le chaton persista dans ses goûts et devint un chat très expert en
nids. Il en construisait et construisait pour toutes les familles nombreuses
des environs et ouvrit même un grand magasin : "AUX JOLIS NIDS D'OISEAUXET DE SOURIS".
Comme chacun savait qu'il ne mangeait ni
oiseau ni souris, il avait une clientèle très nombreuse, et personne n'avait
peur de lui. Sa nourriture se composait de gruyère et de lait - ce qui est
excellent pour la santé, et plus digeste que les souris. Enfin, sa santé était
si bonne, son caractère si agréable qu'il vécut cent ans libre, heureux,
entouré d'amis, et ne connut jamais la pauvreté.
Il était
une fois un pommier sauvage qui poussait tout au fond d'un jardin, près de la
mer en Normandie, à Saint-Aubin-Sur-Mer. A l'automne il donnait son fruit : de
très petites pommes, rouges et blanches, craquantes et juteuses, d'un goût
délicieux.
Sur la
route de l'école, les enfants s'arrêtaient toujours pour en ramasser, et même
pour en cueillir sur l'arbre, car quelques branches penchaient par-dessus le
mur, et c'était facile de les attraper.
Dans le
jardin on voyait quelquefois passer un vieux jardinier tout courbé, mais il ne
s'occupait pas de ce pommier. Ce petit pommier avait poussé tout seul, le vent
avait amené un jour le pépin de très loin. Car sur presque toute la terre les
gens mangent des pommes et jettent les pépins n'importe où. Le vent avait donc
joué un moment avec la graine, et quand il en avait eu assez, il l'avait
déposée là dans ce jardin où elle s'était endormie pour s'éveiller au printemps
petit pommier sauvage.
Donc le
jardinier, un peu vexé de trouver là un pommier qu'il n'avait pas invité à
pousser ne s'en occupait pas : il ne voulait soigner que des pommiers plantés
par des jardiniers.
Le petit
pommier s'en fichait. L'eau de pluie, les rires des enfants sur le chemin de
l'école et le chant des oiseaux formaient toute sa nourriture. Et aussi de
temps à autre le soleil et le ciel bleu. Il était heureux. Quatre fois par jour
passaient les enfants, dont les joues ressemblaient à ses pommes, et lui, quand
il les voyait, se penchait, se penchait de tout son poids par-dessus le mur
pour qu'ils puissent attraper les pommes plus facilement, si bien qu'il finit
par être un peu tordu.
Or un jour,
dans sa maison cachée par les arbres, le vieux jardinier mourut. Sitôt après
l'enterrement, ses patrons le remplacèrent par un jardinier en pleine force de
l'âge, avec une grosse moustache marron et un regard très perçant. Dès le
premier jour il aperçut le pommier qui offrait ses petites pommes par-dessus le
mur, et s'écria :
- Que
vois-je ! Les pommes des patronsgaspillées sur la route ! et si petites que, foi de jardinier, j'en ai
honte ! SI petites, et dans MON jardin !
Et il
décida sur-le-champ de mettre bon ordre à cela. Il commença par placer un
tuteur au petit arbre, et le pauvre pommier, malgré ses efforts ne put pas se
pencher pour regarder les enfants aller et venir, et il entendait leurs petites
voix navrées, déçues, se désolait de n'avoir pas de voix pour leur expliquer ce
qui était arrivé...
Ensuite le
jardinier décida de le greffer. Il vint avec un couteau spécial, et pendant
qu'il opérait, il disait : "Ha ha, quelles belles pommes aurons-nous l'an
prochain. Mes patrons seront contents ! Ils pourront les servir à table, car
celles-ci sont tout juste bonnes à donner auxcochons !"
Les saisons
passèrent, le pommier souhaitait mourir, car les enfants ne parlaient plus de
lui, ni de ses pommes, ils l'avaient oublié, et c'étaient ses plus chers amis !
Et pendant ce temps, ses pommes s'arrondissaient sur lui, prenaient des
couleurs magnifiques, et il n'y pouvait rien : des inconnus indifférents
allaient les manger...
Enfin le
jour où il sut que les pommes étaient mûres, car le jardinier avait parlé de
les cueillir, de toutes ses forces il se pencha par-dessus le mur, se pencha
jusqu'à ce que la branche habituelle dépasse et soit accessible aux petits bras
des enfants, il se pencha jusqu'à mourir de douleur, et il se donnait du
courage en pensant qu'il allait enfin revoir les petits "ce sont eux qui
mangeront ces grosses pommes, comme je suis heureux..." Il se pencha, se
pencha encore, et le tronc fragile cassa ; le petit arbre était mort.
Les enfants
revenant de l'école furent très surpris : "Oh regardez ! notre pommier est
tout cassé !Pauvre pommier ! Et
regardez les grosses pommes qu'il a !"
Ils
mangèrent toutes les pommes et emportèrent quelques feuilles en souvenir. Les
oiseaux goûtèrent aussi les morceaux qui restaient, et le vent, le vent de la
mer passant par là emporta dans les airs le plus de pépins possible afin que,
dans dix, vingt, cinquante jardins de Normandie poussent l'année suivante des
pommiers sauvages semblables au brave petit pommier qui aimait tant les
enfants.
Léo était un petit poisson
vraiment fantasque. Il voulait des mains à la place des nageoires du dos.
— Avec des mains, disait-il à
ses parents, je pourrais filer une raclée aux grands poissons, je pourrais
ramener à la maison plein de trucs,maman, tu serais contente ?
— Sûrement pas, disait la
maman-poisson. Je veux un fils avec ses belles nageoires.
On ne pouvait rien expliquer à
maman. À papa, alors ? Mais il n'était jamais là, toujours parti à la pêche au
plancton.
Léo avait vu des êtres
bizarres, de drôles de poissons sans écailles entrer et sortir de l'eau, avec
des façons d'avancer très particulières. Dans l'eau ils évoluent très près de
la surface en agitant des espèces de nageoires charnues. Sa grand-mère lui
avait dit que ces nageoires-là s'appelaient des mains, et que pour cette raison
on appelait ces poissons des hu-mains.
—N'as-tu pas peur que toutes ces histoires lui
mettent la tête à l'envers ? demandait la maman du petit poisson, qui était
bien gentille mais devait veiller à ce que son fils devienne un poisson
raisonnable.
— Mais non, disait la
grand-mère. On doit toujours raconter des histoires aux enfants, ils adorent
ça, et ça leur apprend les choses de la vie.
Léo avait vu encore, près de
la plage, une maman qui tenait son bébé dans
ses mains. Il en était resté très impressionné. Et puis il avait vu un enfant
qui serrait contre lui un gros jouet parfaitement rond et superbe.
— C'est quoi, dis, grand-mère,
la chose si ronde qu'il tenait, le petit hu-main ?
— Un ballon. Quelque chose
qu'on ne peut jamais emporter au fond de l'eau. Ce n'est pas pour toi.
— Mais il le tenait bien fort
avec ses mains de devant, et il nageait avec ses mains de derrière.
— Est-il agaçant celui-là avec
ses mains ! Ce ne sont pas des mains de derrière, ce sont des pieds ! avait dit
la grand-mère ; on lui apprenait à nager, voilà tout ! (Ils ne peuvent pas
rester au secau lieu de venir faire les
intéressants devant nos petits poissons ?) Tu ne vas quand même pas
t'intéresser aussi à leurs pieds, maintenant !
— Non non, grand-mère. C'est
juste des mains que je voudrais avoir.
C'était vraiment bien, les
mains. Mais comment faire pour s'en procurer ? Il aurait "vendu son âme au
diable", c'est-à-dire qu'il aurait fait n'importe quoi, vraiment n'importe
quoi, pour avoir des mains, tant ce désir devenait fort en lui. Il y pensait
jour et nuit, il ne pouvait penser qu'à cela.
Alors une nuit Le Diable vint
lui rendre visite. C'était un poisson qui ressemblait beaucoup à Léo. Mais il
se distinguait de lui par les flammes qui sortaient de sa gueule, de ses yeux
injectés de sang et même de ses écailles . Et très étrangement, des gouttelettes de sang ruisselaient
sans arrêt sur lui, comme s'il était en train de rôtir, ce qui est du jamais-vu
chez les poissons. Chose étonnante, saigner ainsi continuellement
n'avait pas l'air de le faire souffrir. Au contraire, il avait l'air très
jovial. Il s'assit près de Léo , et lui dit :
— Je me présente, je suis Loé,
ton Diable Particulier. Je dois m'occuper de toi toute
ta vie. Que désires-tu, mon joli ? Je dois t'obéir.
— Je veux des mains, dit Léo à
la fois effrayé par l'apparence de ce diable et flatté de l'avoir à son
service.
— Des mains ? dit Loé. Bien
sûr. Tu as raison. Combien en veux-tu ?
— On peut en avoir beaucoup ?
demanda Léo. Les hu-mains ont deux mains.
— Les pauvres, dit Loé. Tu
peux en avoir bien plus, si tu veux. Et il ricana, de façon un peu effrayante, mais Léo n'y prêta pas
attention. On ne prête pas attention au danger quand on a une très grosse
envie.
— Seulement, pour toutes ces
mains, tes nageoires ne suffiront pas en paiement. Il faudra donner aussi ton
âme. Lucifer, le roi des Démons fait la collection.
— Que va-t-il m'arriver si je
n'ai plus d'âme ? demanda Léo un peu inquiet.
— Rien du tout, assura Loé,
puisque je suis là. Quand mon patron Lucifer t'aura pris ton âme, c'est moi qui
dois te servir d'âme, c'est mon travail. Et je connais mon travail. Tu n'as
aucun souci à te faire.
Tout de même Léo n'aimait pas
trop l'impression lugubre que produisaient toutes ces flammes sur le corps de
Loé, et ce sang qui cuisait... Dans la mer il n'y a ni flammes ni cuisson. Mais
l'excitationd'avoir ENFIN des mains, tout un tas de mains,chassa ces mauvaises impressions, et Léo le
petit poisson nagea derrière Loé Le Diable, tout en bavardant gaiement avec lui.
—Tout ce que ton dos et ton ventre pourront
supporter. Mais tu dois venir en Enfer les chercher.
— En Enfer ! s'écria Léo
— Eh bien quoi, pourquoi pas
en Enfer ; c'est un endroit comme les autres, je ne sais pas pourquoi on en
fait un plat.
— Ma grand-mère m’a expliqué,
dit Léo. Elle m’a dit qu’il y a des flammes en Enfer. Plein de flammes.
— Moins qu'on ne le dit, tu
verras. Enfin quoi, tu veux des mains oui ou non.
— Je veux des mains, dit Léo,
et il suivit Loé Le Diable jusqu'en Enfer.
Léo croyait que la route
serait plus longue, mais on arrive très vite en Enfer, surtout si on y attend
un cadeau !
Arrivés devant les grilles de
l'Enfer, Loé Le Diablesonna, et dit au
Diable Portier :
— Ouvrez, je viens avec un
client. Il faudra le laisser repartir tout à l'heure. Il vient acheter des
mains.
Le Diable Portier leur ouvrit le Chemin des
Mains, et ils furent bientôt arrivés dans le Magasin des Mains.
— Et qu'est-ce que tu nous
vends contre une paire de mains, demanda le Diable Vendeur de Mains.
— Il ne veut pas une seule
paire de mains, dit Loé Le Diable en clignant de l'oeil au Diable Portier. Il
en veut beaucoup. Il trouve qu'avoir beaucoup de mains c'est plus utile pour un
petit poisson qu'avoir des nageoires et une âme. N'est-ce pas, mon petit?
— C'est que, dit Léo, je ne
sais pas au juste où elle est, mon âme...
— Est-il mignon...dit le Diable Vendeur avec
satisfaction. Ça me prouve que tu as une petite âme bien neuve. Lucifer sera
content pour sa collection. Et pour une âme neuve, tu peux avoir toutes les
mains que tu veux. Quel genre de mains veux-tu ?
— Des mains qui tiennent des ballons,
des fusils, qui attrappent plein de trésors, qui cassent la figure à tous ceux
que je veux, qui...
— Je vois ce qu'il te faut. Je
vais chercher tout çadans la réserve.
Je n'ai en vitrine que des mains de pêcheur... !
Quand le Diable Vendeur de Mains
revint, il posa un gros paquet de mains fraîches sur le comptoir. Le Diable Loé
se glissa dedans comme dans une combinaison, et aussitôt, toutes ces mains
bizarres, démarrèrent, se mirent à tourner, à tourner dans la pièce, et hop,
elles allèrent s'accrocher au dos du petit poisson et le brûlèrent atrocement.
Il ne savait pas, ce naïf
petit Léo, qu'on ne peut jamais être gagnant avec Le Diable. Etvoilà ces mains horribles, couvertes de sang
et de flammes, qui bougent toutes ensemble comme des tentacules de pieuvre sur
le petit dos deLéo, un tas si gros, si
lourd, que le petit poisson coula à pic au fond de l'océan.
— Au secours ! Au secours !
Arrêtez !criaitle petit Léo, mais Loé ne l'entendait pas, ou
bien il faisait semblant de ne pas entendre.
Là où Léo rampait maintenant,
tout au fond de l'océan, l'eau était sombre, étouffante, on ne pouvait plus y
respirer, et on n'y rencontrait que des poissons horriblement laids et
effrayants, habitués à ce que personne ne vienne les déranger dans leurs trous.
C'était le lieu où habitent les poissons sans âme. Et Léo comprit qu'il allait
désormais vivre parmi eux, sous le poids suffoquant des mains du Diable sur son
dos. Il voulait crier« maman
! » mais aucun son ne sortait de sa gorge, il allait mourir...
— Je suis là, mon petit,
disait la maman poisson au chevet de son lit. Qu'est-ce qui ce passe ? Tu as
fait un cauchemar ? tu as crié...
Quel bonheur ! Léo le petit
poisson se réveillait dans sa maison de corail, dans le clair lagon où ils
vivaient heureux, il avait auprès de lui sa maman, et aussi, merveille ! ses
petites nageoires habituelles sur le dos et sur le ventre ! Cette horrible
histoire n'avait été qu'un mauvais rêve!
Vous pensez bien que plus
jamais le petit Léo n'embêta son entourage avec cette envie de mains à la place
des nageoires.
— Ouf, ça lui a passé,
disaient ses parents bien soulagés, on dirait que notre Léo devient plus
raisonnable.
Un matin
Selka s'éveilla, et se trouva grise. Ses mains étaient grises, et ses pieds,
ses jambes et genoux, et aussi le tissu de sa chemise, et ses cheveux qu'elle
portait longs. Elle courut à la glace. Un désastre. Tout le visage était gris,
et les yeux, les joues, la bouche, et même les dents. Dents et cheveux étaient
le plus terrible à voir.
Sa mère lui
trouva une expression bizarre :
— Que
fais-tu là devant la glace ? Tu vas être en retard pour l'école.
— Mais
maman, ne vois-tu pas ce qui est arrivé ? Je suis TOUTE GRISE !
— Eh bien,
tu es toute grise, quelle affaire. Est-ce que je ne suis pas grise peut-être...
— Mais je ne
veux pas MOI être toute grise. Je veux mes couleurs !
La mère
haussa les épaules.
— Ton
chocolat va refroidir.
Mais le
chocolat était gris lui aussi.
— Je n'ai
pas faim, dit Selka. Je veux mes couleurs ! Je ne mangerai plus tant que
je ne les aurai pas retrouvées. Et je n'irai pas non plus en classe.
— Grande
sotte, dit sa mère. Toutes les autres sont comme toi, tu ne l'as pas remarqué
jusqu'ici voilà tout. Va donc au lycée, tu verras bien.
Selka sans
déjeuner se prépara pour le lycée, et effectivement elle vit que tous ses
camarades, ses professeurs étaient, comme elle gris des pieds à la tête. Même
Fanny sa meilleure amie.
— Fanny,
sais-tu que tu es devenue toute grise ?
— Grise ?
s'étonna Fanny. Comment ça, grise ?
— Mais
regarde-toi, Fanny, dans la vitre. Tu vois bien que tu es grise.
— C'est la
vitre qui donne cette impression, dit Fanny, et de toute façon on a les
couleurs qu'on a.
— Mais quand
même, devenir toute grise ne te fait rien ? Tu ne regrettes pas tes couleurs ?
— Quelles
couleurs, dit Fanny. Tu me fatigues avec ça.
Cependant
Fanny s'inquiétait pour Selka. Et elle se dit que la meilleure chose serait
d'en parler à leur professeur d'Arts plastiques, qui trouvait son amie douée et
l'aimait bien.
Le
lendemain, Selka ne parut pas à l'école. On sut qu'elle était souffrante. Et
Fanny alla trouver le professeur :
— Monsieur,
peut-être que vous, vous pourriez aider Selka. Elle s'est mis dans la tête
qu'elle a perdu ses couleurs. Elle ne veut plus manger, elle ne veut plus voir
personne.
Le
professeur de dessin rougit, bredouilla : — J’ai pensé à Selka et j’ai
trouvé ce livre pour elle. Peut-être pourriez-vous le lui apporter...
C'était un
livre qui traitait de la composition des couleurs. Et devant Selka toujours
décidée à ne rien manger, les lettres dansaient, tout s'embrouillait. A la
première page, elle cessa de remarquer le gris de la chambre. A la deuxième
page la voix de Fanny s'éloigna, s'éloigna jusqu'à disparaître complètement. A
la troisième page enfin, elle se vit debout dans une grande plaine dure et
pierreuse, seule.
A perte de
vue, des pierres, des cailloux, un désert de cailloux. Et toujours ce gris,
partout.
— Où suis-je
? s'étonna Selka.
— A la
croisée des chemins, lui répondit une voix d’enfant.
Selka se
retourna et vit un petit garçon d'environ dix ans, au visage mince, sombre,
avec de grands yeux un peu tombants qui lui rappelaient quelqu'un. Qui ?
Il était appuyé à un poteau en bois très vieux sans doute, surmonté d'une
flèche également en bois avec cette inscription presque effacée par le temps ou
les intempéries : Chemin des couleurs.
— Chemin des
couleurs ! cria Selka. Je suis sur le Chemin des couleurs !
— C’est
inscrit, c’est tout, dit le petit garçon. Avec le vent, la flèche bouge tout le
temps, alors… Tu n'as pas de carte ?
— Non, j'avais un livre, mais je l’ai oublié
sur mon lit. Un livre embrouillé que m'avait prêté mon professeur d'Arts plastiques.
— Ne parle
jamais de celui-là, fit le petit.
— Mais c'est
à lui que tu ressembles, justement, je me demandais où j'avais déjà vu un
visage comme le tien. Tu ressembles à mon professeur. Il est de ta famille ?
— Ne m’en
parle pas, je te dis.
— Pardon,
dit Selka. Mais tu as parlé de cartes. Pourquoi une carte puisqu'on on a une
flèche qui indique la direction du Chemin des couleurs : il suffit d'aller
dans le sens indiqué par la flèche...
— Tu n’écoutes pas ce qu’on te
dit. La flèche est mal fixée. Regarde ce que je fais...
Et se levant
sur la pointe des pieds, de l'index l’enfant toucha très légèrement la flèche,
qui tourna sur elle-même telle une girouette.
— Tu vois,
dit-il, elle est devenue molle. Elle montre juste la direction du vent... Elle
s'est dévissée avec le temps, ou avec l'usure, je ne sais pas, elle n'indique
plus le chemin, mais seulement la direction du vent.
Autour d'eux
le vent soufflait, en effet.. Impossible dans ce gris sombre d'imaginer
l'heure.
— Ici on ne
voit plus jamais le soleil, dit le petit, il me manque… et j’ai froid.
— J’ai froid
aussi, dit Selka. Mais moi, ce sont mes couleurs qui me manquent. Et comme
cette flèche indique…
— Elle
n’indique plus rien, je te l’ai dit. De toute façon, les couleurs vont avec le
soleil. On pourrait chercher ensemble à les retrouver, qu’est-ce que tu en
penses ? On ferait une bonne équipe. On se réchaufferait.
— Non, dit
Selka. Pas question pour moi de prendre la responsabilité d'un enfant. Je ne
peux m'occuper que de mon histoire de couleurs ; et je veux le faire
seule.
— Tu as tort
de me repousser. Je suis sûr qu’ensemble on verrait un bon moyen pour retrouver
tes couleurs et mon soleil. Je sens qu'on y arriverait. Et puis, à deux on se
décourage moins.
— Tu es trop
petit. Si tu avais eu dix ans de plus,
c'était différent.
— Toujours
des prétextes pour vous laisser tomber !Bon. Va-t-en, va-t-en ! Mais je te préviens que tu n'arriveras à
rien sans moi, et ce sera bien fait.
— Essaie de
comprendre. Cette histoire de couleurs m'obsède. Comment veux-tu que je
m'occupe de toi ? Les enfants il faut toujours s'en occuper, tu sais bien.. Je
ne veux pas, je ne peux pas m'embarrasser de quelqu'un d'aussi jeune.
— Je
t'assure que je ne suis pas aussi jeune que tu crois. Je suis là depuis si
longtemps que je ne peux plus compter mes années sur les doigts de mes mains...
— C'est non,
je t'ai dit. Et même si tu es moins jeune que je ne pense, crois-tu que j'aie
l'intention de croupir ici comme toi pendant des années, à attendre sans bouger
? Le Chemin des couleurs est indiqué, les couleurs ne doivent pas être loin. Je
vais essayer ce chemin-là, devant toi. Adieu. Et bonne chance pour ton soleil.
— Sans moi,
jamais tu ne t'en sortiras ! cria le petit garçon.
Mais Selka
lui tourna le dos, tourna le dos au poteau auquel il restait adossé. Et elle
marcha sans se retourner, marcha, marcha longtemps sur les pierres, sans souci
du remords jusqu'au moment où quelque chose la fit trébucher.
—
Pardonnez-moi, dit une voix d'homme très profonde; je n'ai qu'une jambe, et je
trouve encore le moyen de faire des croche-pieds.
Dans la
pénombre, un homme en haillons était assis, sa jambe unique étendue en travers
du petit chemin que suivait Selka.
— Pourquoi
êtes-vous assis la jambe en travers du chemin, dit Selka, vous voyez bien que
vous pouvez occasionner des accidents.
— C'est ce
que je cherche, dit l'unijambiste. Voici : Je passe mon temps à dormir. Si
quelqu'un survient pendant que je dors, il n'est pas sûr qu'il ait envie de
lier connaissance. Alors que s'il tombe et m'insulte, il me réveille et nous
engageons la conversation; qu'en pensez-vous ?
— C'est un
point de vue très égoïste, Monsieur, voilà ce que j'en pense, dit Selka qui
s'était arrêtée pour le dévisager.
— Je le reconnais, dit l'homme. et je vous
dois des excuses. Mais vous-même, n'avez-vous pas parfois des réactions
égoïstes ?
— Si. Je
viens d'abandonner un petit garçon perdu dans les pierres, parce que je le
trouvais trop petit.
— Si toutes
les mères faisaient ça… murmura l'unijambiste. Mais je ne veux pas vous juger.
Vous avez probablement vos raisons.
— D’abord je
ne suis pas sa mère. Et puis je ne cherche qu'une chose dans la vie : à
retrouver mes couleurs. Je ne peux fixer mon attention sur rien d'autre.
— Vous
prendrez quand même le temps de boire un peu de cette eau, quand même ? Vous
devez mourir de soif.
L'homme en
guenilles présenta à Selka sa gourde. Selka y but avidement.
— Hé, hé,
dit l'homme, si vous buvez de ceci, comment croyez-vous pouvoir retrouver vos
couleurs ?
Selka s'étrangla et laissa tomber la gourde. L'homme
la ramassa en riant :
— Cette eau
est croupie, dit-il aimablement. C'est l'eau du Pays éteint, on peut tomber
malade de l'avoir bue. Mais la soif est dangereuse aussi. Et je ne parle pas du
froid.
Alors Selka regretta
de n'avoir pas emmené avec elle le petit garçon qui avait l'air de bien
connaître le pays et lui aurait peut-être déconseillé de boire... Maintenant c’était
trop tard...
— J'espère,
cria-t-elle à l’unijambiste, que ce sera une charrette qui passera sur votre
jambe la prochaine fois, une charrette avec d'énormes roues en bois et en fer !
Et elle
tourna le dos à l'unijambiste en trottinant le plus légèrement du monde malgré
sa peur, pour le plaisir de lui faire regretter de ne plus savoir marcher.
Elle marcha,
courut, tant qu'elle put pour s'éloigner de cette affreuse rencontre, et fut en
nage. Le vent soufflait de plus en plus fort, elle claquait des dents, puis
avait chaud, puis froid encore...
— Jamais,
jamais je ne vois de flèches, se lamentait-elle. Il n'y en a plus ! Comment
savoir si je suis ou non sur le Chemin des couleurs ?
— Tu n'y es
pas ! cria une voix aigre presque dans son dos. Si tu y étais, serais-je ainsi
vieille et grise et paralysée dans ce trou ?
Selka se
retourna, et vit sur le bord du chemin une vieille femme enfoncée dans un trou
; toute édentée, raide, immobile, ses vêtements seuls bougeant sur elle dans le
vent, et une main mobile, une seule, qui cherchait à ramener sur le corps les
vêtements que le vent lui disputait. On aurait dit que la vieille avait oublié
que cette main qui se mouvait sur elle était la sienne, elle la laissait faire
et disait :
— Tu vois,
je suis paralysée. Plus un mouvement, plus rien ou presque. Ce pays, on
l'appelle Le Pays éteint. Pour moi c'est le pays de la Grande paralysie.
— Vous sous
trompez, dit Selka, puisque j'ai couru jusqu'ici.
Mais voulant
s’enfuir, elle n'y parvint pas.
La vieille
éclata de rire :
— Dis-moi
plutôt, ma grande, ce que tu fais là si mignonne dans notre Pays éteint. Tes
parents auraient dû te tricoter des chandails et ne pas te laisser venir seule
ici. C'est une région dangereuse. As-tu vu le soleil depuis que tu es là ?
—Non,madame. Je cherche le Chemin des couleurs.
— Ha,
ha ! la flèche-girouette… Quelqu’un l’a posée là exprès, je sais de quoi
je parle. De toute façon, le soleil et les couleurs fuient ce qu'ils veulent,
figure-toi, et on a beau faire... Viens plutôt ici, ma fille, on sent moins le
vent, viens à côté de moi attendre que tes couleurs reviennent. Peut-être, hé,
hé, hé, qu'elles sont comme les cigognes, qu'elles partent mais reviennent au
printemps, ou qu'elles sont comme les feuilles des arbres, ou comme la vie
elle-même qui quitte les uns pour animer les autres, hé, hé, hé, hé !
— Je veux
pas rester avec vous, s’écria Selka..
Mais elle ne
pouvait plus bouger.
—Vous me
faites peur, madame ! Laissez-moi partir, je vous en prie !
— C’est bon,
je ne te retiens plus, dit la femme, tu me fatigues. Va, va donc. Et je vais
même te donner un tuyau... Pas très loin d'ici habite un magicien, qui peut
être intéressé par toi, qui es jeune. Il est bien capable d’avoir bricolé la
flèche exprès. Je le crois capable de tout.
— Un Ma-gi-cien ?
Capable de tout ?
— On le dit,
oui.
—Il pourrait donc
m'aider à retrouver le Chemin des couleurs ?
— Va savoir...
De toute façon, je ne vois rien d'autre à te proposer. Et maintenant, tais-toi,
et laisse-moi dormir. Quand je dors je sens moins le froid.
La vieille
ferma les yeux et Selka put repartir. Devant elle, se trouvait quelque chose de
gris sombre, entre montagne et nuages, difficile de dire.
Elle marcha
dans cette direction, marcha longtemps, trébuchant sur l’espoir, ou sur le
désespoir, jusqu’au moment où elle vit un oiseau au corps lourd et noir, qui
longeait un mur.
— Que
faites-vous là, cria l'oiseau au corps lourd.
— Je cherche
le Magicien, dit Selka. Je viens de très loin. Je crois qu’il habite ici.
— Vous
croyez, croassa l'oiseau. Je suis le gardien de ce domaine. Et je ne fais pas
entrer n'importe quelle sotte. Montrez-moi vos jambes.
Selka très
lasse obéit.
— Vous êtes
plus sotte que je ne croyais. Mon maître possède une longue vue. Il vous a observée
depuis la fenêtre de son laboratoire, et ne s’est pas décidé à vous laisser
entrer. Il me charge de vous poser une question : Qu'avez-vous
d'intéressant à lui offrir ?
— Je crois,
bredouilla Selka, que… mes cheveux, dans certaines conditions, peuvent devenir
lumineux.
— Certaines
conditions… Quelles conditions ? Nous n'aimons pas les espions.
— Je ne suis
pas une espionne. J’ai besoin d’être instruite par le Magicien pour retrouver
mes couleurs. Et en retour, il me semble que je peux lui fournir de la lumière
pour ses travaux.
L'oiseau
partit d'un grand éclat de rire croassant, et jeta encore un coup d'oeil sur
les jambes de Selka, essaya de loucher dans son décolleté, et toujours riant
déclara qu'en effet il se pouvait qu'elle crût posséder des choses utiles aux
travaux de son maître, mais que pour sa part, il en doutait fort.
—
Suivez-moi, dit-il. Le magicien décidera. Je vais vous emmener dans l'entrepôt
de peinture. On y trouve toutes les couleurs du monde.
— Vraiment ?
s'exclama Selka
— Vous
n'êtes pas obligée de me croire.
— Ma mère,
dit Selka, connaissait un proverbe indien. C'était "L'homme qui se noie s'accroche au serpent qui nage."
— J'apprécie
ce proverbe, répondit l'oiseau. Alors, que faisons-nous ?
— On y va,
soupira Selka.
Sur un
millier de rayons étaient rangées des boîtes de couleurs. quel saisissement !
Selka passait de l'une à l'autre, en transes, "les couleurs ! les couleurs ! Elle prit du papier, également rangé
sur les étagères, choisit un pinceau dans un verre tout sale où ils étaient
rangés en bouquet, des pinceaux de toute dimension, tout désséchés, ouvrit une
boîte avec ses ongles et le manche du pinceau en guise de levier, c'était dur, mais,
clac, le couvercle finit par se rabattre. Elle trempa le pinceau à l'intérieur,
mais il heurta quelque chose de dur : dans la boîte la peinture était toute
sèche.
Elle cria de
déception. Une forme apparut dans l'encadrement de la porte.
— Eh bien ne
vous gênez pas ! Que faites-vous chez moi.
—
Pardonnez-moi, c'est un très gros oiseau noir doué de parole qui m'a permis
d'entrer ici. Etes-vous Le Magicien ?
On la toisa.
C'était un homme d'âge mûr, grand, vêtu comme une sorte de moine d'amples
vêtements gris, le front haut, bosselé.
— D’abord, qui
êtes-vous, vous ? demanda l'homme.
— Je suis
Selka.
— Un nom
bien prétentieux. Que venez-vous faire ici ?
— Je suis à
la recherche de mes couleurs perdues, monsieur.
— Eh bien,
servez-vous donc. Vous avez le choix, ici.
— Ce sont des couleurs, s'enhardit Selka, ce ne
sont pas les miennes. Et comment les
faire miennes, puisqu'on ne pourra jamais les sortir de leur pot. Elles ont
séché.
— Et alors ?
— Je ne
connais personne qui sache utiliser de la peinture séchée dans son pot pour
peindre. Le Magicien — propriétaire de ce lieu — saurait peut-être, lui, je ne
dis pas… C'est vous, n’est-ce pas ?
—Qui sait...
murmura l’homme. Mais...
— Je sais que
je devrai vous intéresser, dit Selka. Mais à mon âge, peut-on être intéressante
pour un savant tel que vous ?
— Je crains,
en effet, que...
— Attendez !
j'ai quelque chose ! s’écria Selka effrayée à la perspective de se voir
chassée. Je possède des cheveux longs, regardez, qui dans certaines circonstances,
je crois, peuvent servir de lumière, oui...
— Voyez-vous
ça ! s'exclama le magicien, mais il considéra Selka avec plus d'intérêt :
— Je vous
donne trois jours, dit-il, pour me montrer ce pouvoir. En attendant,
promenez-vous partout dans le château, vous y êtes mon hôte. Des domestiques
s'occuperont de vous. Nous nous verrons aux repas. Le reste du temps je demeure
enfermé dans mon laboratoire, inutile de chercher à m'y rencontrer. À ce soir.
Et le magicien
disparut, Selka ne comprit pas par quelle porte.
Le soir, il
l'interrogea:
— Eh bien
qu'avez-vous vu ?
— J'ai vu,
dit Selka, des choses affreuses, je me demande si je n'ai pas rêvé, votre
château est si étrange... C'était un homme noyé qui dérivait dans l'eau des
douves. Je me suis penchée, et j'ai vu qu'il... qu'il vous ressemblait. Mais
c'était très bizarre... lui était en couleurs, quoique mort, alors que vous,
quoique vivant...
— Comment
osez-vous ! tonna le magicien.
— Non,
pardonnez-moi, monsieur, j'ai dû mal observer, j’avais si peur… J’ai crié, j’ai
appelé mais personne n'est venu m'expliquer ces visions.
— Visions,
en effet, siffla le magicien, l’œil mauvais. Il n'y a RIEN chez moi de ce que
vous racontez. Je pourrais vous chasser pour ces inventions sordides !
— Non, je
vous en prie, ne me chassez pas, supplia Selka. Ce devait être la fatigue,
monsieur. J’ai dû m’endormir un moment et faire un cauchemar. Pardon, pardon...
— Je vais
passer là-dessus, maugréa le magicien. Car demain, vous avez à venir dans mon
laboratoire — vous m’avez redonné le désir de peindre, figurez-vous. Mon
gardien viendra vous chercher.
Le
laboratoire était aussi compliqué que l'on pouvait s'y attendre : un
laboratoire ordinaire de magicien, avec toutes les cornues, tous les liquides,
toutes les vapeurs qui intimident les ignorants. Mais étrangement plongé dans
la pénombre.
Selka ne le
vit pas tout de suite. L’homme attendait debout, près de la porte, une paire de
ciseaux à la main, et voyant entrer Selka, fut soudain tout près d’elle. :
— Voici donc
celle qui possède des cheveux intéressants...
— Ne me
touchez pas ! Vous n’avez pas le droit !
Mais Selka
était incapable de reculer.
— Voyons, mon
enfant, c'est vous qui m'avez rendu curieux de ces cheveux-là, vous savez
bien..., murmurait le magicien en coupant, coupant les longues mèches,
rapidement, habilement, tandis qu'il repoussait les mains angoissées de Selka. Elle
pleurait.
Or,
à peine coupés, les cheveux, affreuse surprise, se mirent à rougir, se
transformèrent en flammes qui collèrent au parquet, aux vêtements du magicien,
à ses mains, en flammes qui grandirent, grandirent, et le magicien, transformé
en torche courant en tous sens, avait beau hurler ses formules magiques, rien
n'yfaisait : c’était comme si tout en ce
lieu n'était fait que de papier, noircissant, se raccornissant avec une
rapidité extrême. Tout brûla.
Mais Selka
avait réussi à s'enfuir. Elle courait vers la plaine, sûre qu’elle ne se
perdrait pas, courait de toutes ses forces : il fallait de toute urgence qu’elle
retrouve le petit garçon qu'elle avait abandonné.
Et en effet
elle le retrouva. Il était étendu tout calciné, Selka reconnaissait sa forme…
il était mort. Alors elle se laissa tomber à côté de lui, et pleura, pleura, pleura
de détresse, et tout doucement, sans qu’elle s’en rende compte, des couleurs
lui revinrent sur les mains, les bras, les genoux, les jambes, les pieds, le
visage. Et voilà qu’elle se sentait en paix malgré sa peine.
— Demain,
pensa-t-elle, demain je retournerai à la maison…
Et Selka
retrouva son chemin sans histoires, le jardin, la porte-fenêtre que la nuit on
laissait entrouverte à la belle saison devant la véranda. La lune brillait,
haute, ronde, son visage énigmatique et désolé gardant cachés tous les secrets
de la terre… Et tout était si silencieux, si clair en pleine nuit, si étrange
et si naturel pourtant, que Selka frissonna de bonheur et glissa, du rayon de
lune où elle était allée se perdre, jusqu'à ce lit où elle dormait depuis
l'enfance.
Le lendemain, elle alla au
lycée, le plus tranquillement du monde et rendit son livre au professeur d'Arts
plastiques. Elle remarqua qu'il avait les mêmes traits que le Magicien. Mais il
ne fallait pas revenir à cette histoire. Jamais.
— Merci pour
le livre, dit-elle. C'était dur. Je l'ai parcouru sans rien saisir. Je préfère
vous le rendre.
Le
professeur regarda les cheveux très courts, reprit le livre, et à son tour
remercia, étonné de voir Selka sur pied quand les rumeurs, la veille encore, la
décrivaient au plus mal…