Comme de ma grand-mère, de la Suisse
maman dit platement du bien. Mais vaguement, comme si elle ne parlait que de
l'air de la Suisse, ou de son gazon. À moins que la Suisse des riches ne soit
justement que ce gazon sans terre, ce linceul décent étendu sur un corps caché
ou absent.
Je n'ai pas envie d'aimer cette Suisse.
Telle que ma mère me la décrit, c'est un lieu sage et triste, un lieu inodore,
dont on parle avec respect en baissant la voix, mais où aucun être jeune ne
pourrait avoir l'idée d'aller s'installer pour commencer une vie nouvelle et
encore moins pour gâcher plus follement l'ancienne.
La Suisse est le calme cimetière où dorment les morts de notre famille
et les vivants indifférents à notre destinée. Et c'est notre pays. Nos
passeports portent sa marque : une petite croix nette, blanche, découpée
soigneusement dans le rouge brutal de la couverture cartonnée.
Elle arrive chez nous à Nice un peu
avant Noël, et sans cadeau pour nous. On nous explique, à ma soeur et à moi,
que Marraine n'est pas notre marraine à nous, mais seulement la marraine de
notre cousine Inès, et qu'en conséquence, seule Inès a droit à un cadeau. Bien
sûr, nous sommes invitées à l'appeler Marraine aussi, comme tout le monde à la
maison (sauf Reine), mais il faut savoir que c'est en pure perte.
Inès, Inès seule, insiste
pompeusement Marraine, sera l'héritière de ses bijoux – lesquels me semblent un
peu à l'image de leur propriétaire, c'est-à-dire à la fois ternes et
tarabiscotés, ce bracelet de turquoises en forme de losanges par exemple, une
douzaine de turquoises vivantes, et deux ou trois mortes dont je me demande si
elles vont continuer comme ça à mourir ouvertement sur le bracelet, l'une après
l'autre, glissant du bleu au vert, avant Marraine. On pose des questions à
Marraine, et elle répond sans compter, jamais avare d'explications.
Et pourtant on ne trouve rien dans
toutes ces paroles qui puisse servir d'indice pour savoir si Marraine est une
personne bienveillante ou non. Je lui tourne autour, un peu comme un amateur de
champignons indécis. Un gros champignon en vérité, et qui vous remplit un
panier. Car Marraine une fois installée dans la chambre de tante Nivès pour
l'hiver, tout le monde à la maison semble plus à l'étroit, peut-être à cause de
cette grosse voix qu'on entend sans cesse.
On lui a raconté que j'ai de bonnes
notes en rédaction. J'ai donc droit à de longues tirades particulières de
Musset, le Musset des Poésies, que feu son mari adorait, et que Marraine
entrecoupe de compliments extasiés sur la culture de ce mari exceptionnel, son
hypersensibilité, son élégance, etc. Malheureusement, au lieu de se trouver
comme elle le croit transformée par la lecture des Poésies, c'est le contraire
qui est arrivé : le Musset de Marraine a fini par lui ressembler à elle; et du
coup personne à la maison n'a envie de le connaître.
– Oh, elle me fatigue… elle
n'arrête pas, se plaint ma grand-mère.
– Moi aussi, elle me fatigue, dit
Reine qui l'appelle Le Grenadier du Massif central et déteste son gros appétit.
Pauvre Marraine, elle n'est guère
gracieuse aussi… Tout en elle fait penser à la pomme de terre; surtout le nez,
sans narines en quelque sorte, fendu vers le bas à droite et à gauche, la même
fente presque que celle qui troue les longues oreilles ornées de délicates
boucles d'or.
En attendant, les objets précieux
qui parent Marraine, s'ils ne la rendent pas plus belle, du moins ont l'air de
lui assurer quelques égards, elle y veille, cependant que notre considération à
nous, les enfants, lui vient de la victoire insolite qu'elle remporte chaque
jour sur la mort en continuant à dévorer à chaque repas quand sa place l'attend au cimetière de Neuviccomme elle le rappelle entre deux
bouchées.
La plupart du temps, maman se comporte comme
quelqu'un d'un peu fêlé; elle parle toute seule à haute voix, et quand les
nouvelles du Herald Tribune l'indignent, elle prend à témoin un certain Charlie
– son interlocuteur invisible. Si elle se rend compte que ma soeur ou moi
l'écoutons avec trop d'attention, elle change de langue et parle en anglais ou
en allemand, certaine que nous n'insisterons pas; et si nous avons quelque
chose à lui demander, en l'appelant en moyenne cinq bonnes fois, on a une
chance de la voir suspendre un instant le cours de son discours pour nous
répondre en personne normale, mais de façon à nous décourager de la déranger,
trouvant à chaque fois pour préserver sa tranquillité des ressources de femme
avisée.
Elle
peut presque à loisir partir dans ses élucubrations, et en revenir pour donner
des ordres à Reine, lui demander d'aller lui acheter ses cigarettes, ses
journaux, ou même pour lui emprunter de l'argent; mais maman a du mal à revenir
à la réalité quand aucun de ses menus plaisirs ne s'y trouve impliqué.
Depuis
qu'elle est venue se réfugier chez sa mère après son divorce, maman n'a de
contacts agréables, on dirait, qu'avec les personnes engagées à notre service
et les commerçants – lesquels montrent plus de patience et d'indulgence que les
personnes de notre famille, et s'amusent à la voir leur parler comme dans les
livres de la comtesse de Ségur : « Tenez, brave homme »,
dit-elle en leur tendant un billet; et si je proteste : « Qu'est-ce
que tu racontes, il est très content, n'est-ce pas, monsieur ? »
Quand le
consul de Suisse est invité à dîner, on doit promettre de l'argent à notre mère
pour qu'elle se tienne tranquille. « Elle est malheureusement
irresponsable », dit sa mère, et nous deux, maintenant, comme des
perroquets.
– Ce
pays les a gâchées, soupire maman en contemplant son fume-cigarette. J'aurais
mieux fait d'aller avec elles en Amérique.
Quoi
qu'il en soit si nous voulons le jour de la kermesse échapper à la
maman-souillon-des-années-cinquante, il nous faut miser sur la
maman-star-des-années-trente-quarante. A prendre ou à laisser. Maman nous le
signifie avec une violence étrange, implacable. Elle ne connaît pas d'autre
rôle. Alors tant pis nous acceptons la terrible star des années passées.
Elle se
prépare, nous la trouvons belle. L'aigrette surtout, de son chapeau de feutre
nous donne une sorte d'inquiétude admirative : cette mère, décidée à sortir
toutes voiles dehors sans rien savoir du temps nous en bouche un coin. Et les
religieuses de notre pensionnat n'y voient que du feu, elles prennent les
manières de maman pour l'excentricité propre aux gens fortunés, de sorte que
plus maman prend de poses, et plus elles la croient riche ; et la crainte
méprisante qu'inspire habituellement le fou devient la crainte respectueuse
qu'inspire l'argent.
Mais
tout le jour, nous n'avons pas quitté notre mère d'une semelle, soucieuses,
suivant tous ses préparatifs, et implorant saraison :
– Hé,
maman, tu ne parleras pas toute seule, hein ? Maman, surtout ne fais pas de
compliments sur nous ! On te dira : « Elles sont bavardes,
indisciplinées. » Et toi – écoute, maman ! – toi, il faut que tu
dises : « Ah, ne m'en parlez pas, à la maison c'est pareil,
elles ne font jamais leur lit, leur chambre est toujours en chantier. »
Maman
nous considère alors froidement, déjà furieuse :
– Mais
pourquoi voulez-vous que je dise ça ?
Nous
pleurnichons :
– Toutes
les mères le font, maman. Il faut que tu te plaignes de nous !
Peine
perdue. Pour Charlie, ça va à peu près, elle parvient à le laisser à la maison,
mais avec les interlocuteurs en chair et en os, très vite rien ne va plus. Au
lieu d'échanger avec soeur Suzanne, notre garde-chiourme du dortoir, des propos
navrés sur la difficulté de plus en plus grande à se faire obéir des enfants,
maman, restée plusieurs heures sans fumer, finit par exploser :
–
Comment,indisciplinées ! J'ai des
filles charmantes,je vois que vous les
connaissez mal.
Et nous, le soir, de subir les
retombées au dortoir :
–
Naturellement, avec une mère qui vous passe tout.
Mais,
point important ! personne ne l'a traitée de toquée, nous sommes sauvées.
La salle de bains est si claire, aux heures où
maman ne l'embrume pas. C'est l'endroit le plus paisible de la maison. Quand
j'ouvre la fenêtre, l'odeur de l'air remué tour à tour par le soleil et
l'ombre, venu des collines, l'odeur de l'eau froide, du lavabo frais lavé et de
la savonnette, tout cela mêlé si légèrement respire quelque chose de printanier
et de rassurant. C'est comme si l'eau des fleurs venait d'être changée et les
tiges coupées. Mais ce ne sont pas là les plaisirs de maman.
Maman ne pense pas à aérer sa chambre, ne change
pas l'eau des fleurs. C'est Césarine qui le fait, en soupirant de devoir encore
et encore remettre en marche ses piliers à varices quand des gens en bonne
santé ne font rien.
Jamais je n'ai vu maman respirer à pleins poumons.
Elle ne respire qu'à travers la fumée de ses cigarettes. Plus elle a besoin
d'air, plus elle fume.
– Pourvu qu'elle ne soit pas comme moi, dit-elle
en jetant un coup d'oeil dans ma direction.
Maman avait jeté sa cigarette au bord de la route quand le monsieur de l'hôtel nous avait aperçues marchant le long du champ de blé avec nos sacs de plage et nos bouées. Dans le lointain, à travers la lunette arrière de la voiture, quelque chose s'était mis à briller. Maman était certaine de voir un feu. Sa cigarette, elle en était sûre, avait mis le feu au champ. Il fallait rebrousser chemin, aller éteindre l'incendie. Mais le monsieur ne voulait pas s'arrêter. Il ne voyait pas de feu. Il continuait à conduire à son rythme sur cette ligne droite, on ne pouvait pas le décider. Ensuite il disait qu'il n'était pas pompier, que si feu il y avait, ce feu était sûrement déjà trop grand pour que nous puissions faire quoi que ce soit, il tenait ce genre de propos. - C'est moi qui ai mis le feu dans le blé, s'obstinait notre mère, je DOIS aller l'éteindre. Devant la détermination de maman, le monsieur à contrecoeur avait fini par faire demi-tour; et nous avons affronté ensemble le rectangle crépitant. Le soulier à la main, de toutes nos forces nous avons tapé, tapé, écrasé les flammes - maman du côté dangereux où gagnait l'incendie, consciencieuse et résolue, les lanières de sa chaussure blanche volant dans les airs; donnant des ordres, et l'exemple. Nous avons éteint le feu; et puis nous sommes repartis en silence. Le monsieur n'est pas devenu un ami. A lui, le rectangle sévère dans les blés, noir et nu bord de la route, ne rappelle peut-être pas un bon souvenir. Et cette année encore, maman est restée seul dans sa chambre à fumer et fumer en se parlant à elle-même.