le blog de Lika Spitzer

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Le tournesol de Davos

Vient d'être publié en décembre 2023

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Livre "Le Tournesol de Davos"

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Notre patrie - Ch.49

 

Comme de ma grand-mère, de la Suisse maman dit platement du bien. Mais vaguement, comme si elle ne parlait que de l'air de la Suisse, ou de son gazon. À moins que la Suisse des riches ne soit justement que ce gazon sans terre, ce linceul décent étendu sur un corps caché ou absent.

Je n'ai pas envie d'aimer cette Suisse. Telle que ma mère me la décrit, c'est un lieu sage et triste, un lieu inodore, dont on parle avec respect en baissant la voix, mais où aucun être jeune ne pourrait avoir l'idée d'aller s'installer pour commencer une vie nouvelle et encore moins pour gâcher plus follement l'ancienne.

La Suisse est le calme cimetière où dorment les morts de notre famille et les vivants indifférents à notre destinée. Et c'est notre pays. Nos passeports portent sa marque : une petite croix nette, blanche, découpée soigneusement dans le rouge brutal de la couverture cartonnée.

"Marraine" ch 52

Elle arrive chez nous à Nice un peu avant Noël, et sans cadeau pour nous. On nous explique, à ma soeur et à moi, que Marraine n'est pas notre marraine à nous, mais seulement la marraine de notre cousine Inès, et qu'en conséquence, seule Inès a droit à un cadeau. Bien sûr, nous sommes invitées à l'appeler Marraine aussi, comme tout le monde à la maison (sauf Reine), mais il faut savoir que c'est en pure perte.

Inès, Inès seule, insiste pompeusement Marraine, sera l'héritière de ses bijoux – lesquels me semblent un peu à l'image de leur propriétaire, c'est-à-dire à la fois ternes et tarabiscotés, ce bracelet de turquoises en forme de losanges par exemple, une douzaine de turquoises vivantes, et deux ou trois mortes dont je me demande si elles vont continuer comme ça à mourir ouvertement sur le bracelet, l'une après l'autre, glissant du bleu au vert, avant Marraine. On pose des questions à Marraine, et elle répond sans compter, jamais avare d'explications.

Et pourtant on ne trouve rien dans toutes ces paroles qui puisse servir d'indice pour savoir si Marraine est une personne bienveillante ou non. Je lui tourne autour, un peu comme un amateur de champignons indécis. Un gros champignon en vérité, et qui vous remplit un panier. Car Marraine une fois installée dans la chambre de tante Nivès pour l'hiver, tout le monde à la maison semble plus à l'étroit, peut-être à cause de cette grosse voix qu'on entend sans cesse.

On lui a raconté que j'ai de bonnes notes en rédaction. J'ai donc droit à de longues tirades particulières de Musset, le Musset des Poésies, que feu son mari adorait, et que Marraine entrecoupe de compliments extasiés sur la culture de ce mari exceptionnel, son hypersensibilité, son élégance, etc. Malheureusement, au lieu de se trouver comme elle le croit transformée par la lecture des Poésies, c'est le contraire qui est arrivé : le Musset de Marraine a fini par lui ressembler à elle; et du coup personne à la maison n'a envie de le connaître.

– Oh, elle me fatigue… elle n'arrête pas, se plaint ma grand-mère.

– Moi aussi, elle me fatigue, dit Reine qui l'appelle Le Grenadier du Massif central et déteste son gros appétit.

Pauvre Marraine, elle n'est guère gracieuse aussi… Tout en elle fait penser à la pomme de terre; surtout le nez, sans narines en quelque sorte, fendu vers le bas à droite et à gauche, la même fente presque que celle qui troue les longues oreilles ornées de délicates boucles d'or.

En attendant, les objets précieux qui parent Marraine, s'ils ne la rendent pas plus belle, du moins ont l'air de lui assurer quelques égards, elle y veille, cependant que notre considération à nous, les enfants, lui vient de la victoire insolite qu'elle remporte chaque jour sur la mort en continuant à dévorer à chaque repas quand sa place l'attend au cimetière de Neuviccomme elle le rappelle entre deux bouchées.

 

Le tournesol de Davos - La kermesse - 2ème partie ch.41

 La plupart du temps, maman se comporte comme quelqu'un d'un peu fêlé; elle parle toute seule à haute voix, et quand les nouvelles du Herald Tribune l'indignent, elle prend à témoin un certain Charlie – son interlocuteur invisible. Si elle se rend compte que ma soeur ou moi l'écoutons avec trop d'attention, elle change de langue et parle en anglais ou en allemand, certaine que nous n'insisterons pas; et si nous avons quelque chose à lui demander, en l'appelant en moyenne cinq bonnes fois, on a une chance de la voir suspendre un instant le cours de son discours pour nous répondre en personne normale, mais de façon à nous décourager de la déranger, trouvant à chaque fois pour préserver sa tranquillité des ressources de femme avisée.

Elle peut presque à loisir partir dans ses élucubrations, et en revenir pour donner des ordres à Reine, lui demander d'aller lui acheter ses cigarettes, ses journaux, ou même pour lui emprunter de l'argent; mais maman a du mal à revenir à la réalité quand aucun de ses menus plaisirs ne s'y trouve impliqué.

Depuis qu'elle est venue se réfugier chez sa mère après son divorce, maman n'a de contacts agréables, on dirait, qu'avec les personnes engagées à notre service et les commerçants – lesquels montrent plus de patience et d'indulgence que les personnes de notre famille, et s'amusent à la voir leur parler comme dans les livres de la comtesse de Ségur : « Tenez, brave homme », dit-elle en leur tendant un billet; et si je proteste : « Qu'est-ce que tu racontes, il est très content, n'est-ce pas, monsieur ? »

Quand le consul de Suisse est invité à dîner, on doit promettre de l'argent à notre mère pour qu'elle se tienne tranquille. « Elle est malheureusement irresponsable », dit sa mère, et nous deux, maintenant, comme des perroquets.

– Ce pays les a gâchées, soupire maman en contemplant son fume-cigarette. J'aurais mieux fait d'aller avec elles en Amérique.

Quoi qu'il en soit si nous voulons le jour de la kermesse échapper à la maman-souillon-des-années-cinquante, il nous faut miser sur la maman-star-des-années-trente-quarante. A prendre ou à laisser. Maman nous le signifie avec une violence étrange, implacable. Elle ne connaît pas d'autre rôle. Alors tant pis nous acceptons la terrible star des années passées.

Elle se prépare, nous la trouvons belle. L'aigrette surtout, de son chapeau de feutre nous donne une sorte d'inquiétude admirative : cette mère, décidée à sortir toutes voiles dehors sans rien savoir du temps nous en bouche un coin. Et les religieuses de notre pensionnat n'y voient que du feu, elles prennent les manières de maman pour l'excentricité propre aux gens fortunés, de sorte que plus maman prend de poses, et plus elles la croient riche ; et la crainte méprisante qu'inspire habituellement le fou devient la crainte respectueuse qu'inspire l'argent.

Mais tout le jour, nous n'avons pas quitté notre mère d'une semelle, soucieuses, suivant tous ses préparatifs, et implorant sa  raison :

– Hé, maman, tu ne parleras pas toute seule, hein ? Maman, surtout ne fais pas de compliments sur nous ! On te dira : « Elles sont bavardes, indisciplinées. » Et toi – écoute, maman ! – toi, il faut que tu dises : « Ah, ne m'en parlez pas, à la maison c'est pareil, elles ne font jamais leur lit, leur chambre est toujours en chantier. »

Maman nous considère alors froidement, déjà furieuse :

– Mais pourquoi voulez-vous que je dise ça ?

Nous pleurnichons :

– Toutes les mères le font, maman. Il faut que tu te plaignes de nous !

Peine perdue. Pour Charlie, ça va à peu près, elle parvient à le laisser à la maison, mais avec les interlocuteurs en chair et en os, très vite rien ne va plus. Au lieu d'échanger avec soeur Suzanne, notre garde-chiourme du dortoir, des propos navrés sur la difficulté de plus en plus grande à se faire obéir des enfants, maman, restée plusieurs heures sans fumer, finit par exploser :

– Comment,  indisciplinées ! J'ai des filles charmantes,  je vois que vous les connaissez mal.

Et nous, le soir, de subir les retombées au dortoir :

– Naturellement, avec une mère qui vous passe tout.

Mais, point important ! personne ne l'a traitée de toquée, nous sommes sauvées.

 

La respiration de maman - Le tournesol de Davos - 2ème partie ch.64

La salle de bains est si claire, aux heures où maman ne l'embrume pas. C'est l'endroit le plus paisible de la maison. Quand j'ouvre la fenêtre, l'odeur de l'air remué tour à tour par le soleil et l'ombre, venu des collines, l'odeur de l'eau froide, du lavabo frais lavé et de la savonnette, tout cela mêlé si légèrement respire quelque chose de printanier et de rassurant. C'est comme si l'eau des fleurs venait d'être changée et les tiges coupées. Mais ce ne sont pas là les plaisirs de maman.

Maman ne pense pas à aérer sa chambre, ne change pas l'eau des fleurs. C'est Césarine qui le fait, en soupirant de devoir encore et encore remettre en marche ses piliers à varices quand des gens en bonne santé ne font rien.

Jamais je n'ai vu maman respirer à pleins poumons. Elle ne respire qu'à travers la fumée de ses cigarettes. Plus elle a besoin d'air, plus elle fume.

– Pourvu qu'elle ne soit pas comme moi, dit-elle en jetant un coup d'oeil dans ma direction.

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