le blog de Lika Spitzer

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Antoine, jamais (extraits)

Fil des billets - Fil des commentaires

Le rouge à lèvres framboisé

Il m'est dur d'admettre que je ne t'intéresse pas.
Même si dans nos discussions avec les médecins
tu me donnes toujours raison.
.
Tout est toujours dur
quand on est le premier à désirer.
Comment alors empêcher
le désir de basculer dans les ténèbres de la violence
et comment le repêcher ensuite,
une fois qu'il est tombé en ce puits ? 


Je ne peux pas me faire entendre de toi.
Tu dois croire qu'il y a en moi une sorte de perversité,
de goût pour l'impossible
et est-ce si faux ?

Un soir, avec toi, j'avais bu beaucoup de champagne
et je t'avais raconté comment
à dix-huit ans, j'avais été subjuguée par Claude N.,
joli nez triangulaire et voix rauque,
un travesti, dans un cabaret à Cannes,
et comment elle (oui, pour moi c'était Elle) avait accepté
que je l'invite à danser.
L'admiration éperdue d'une enfant l'avait attendrie,
et dansant bien serrée contre moi,
elle m'avait même donné un tendre baiser moqueur sur la bouche
la seule fois de ma vie
où est demeuré sur mes lèvres après un baiser
le goût faussement framboisé du rouge à lèvres.

Mais quand je te parle ainsi
tu ne m'écoutes pas.

    1976

Le brûlé

Pardonne-moi. J'imagine (non, tu ne pardonneras pas)
ton gland très tendre glissant dans le creux
désespérément doux et brûlant de mes lèvres invisibles,
je ferme les yeux, mes lèvres se posent sur tes lèvres,
ô Antoine, j'ai vu un brûlé ce matin dans la rue,
la peau du visage marbrée de rose et blanc
comme une charcuterie.
Lui aussi désire sans doute embrasser celle qu'il aime.

Et que dirait-elle
si elle savait sa couleur de ces baisers,
leur poids très doux,
baisers semblables aux gouttes d'avant l'orage d'été,
si elle savait la bien-aimée, que cet homme défiguré
l'entoure en pensée de ses bras
(la pluie atteint le cou découvert, les épaules)
si elle savait qu'il défaille de douleur et désir à la vue
d'une gorge si miraculeusement unie,

Et toi, Antoine, que diras-tu si tu apprends
que je pose en pensée ma bouche sur tes doigts
ces beaux doigts que j'ai vu travailler hier, dans les papiers, les cahiers,
leurs ongles si nets, exprimant mensongèrement,
ô lourdes mains tant aimées, la paix du corps,
que diras-tu si ces pages impudiques
et tristes viennent à tomber entre tes mains ?

Et les autres, tous les autres, que diront-ils ?
On ne veut pas connaître les rêves
de celui qui est repoussé, mais seulement
ses sacrifices consentis, ses renoncements,
n'est-il pas vrai.

                                      1976

Je t'imagine

Je ne sais pas bien imaginer ton corps nu,
mais je sais t'imaginer, Antoine, acceptant de le dévêtir peu à peu,
de le priver de la caresse familière des tissus pour
le livrer à d'autres caresses plus redoutables,
tes yeux dans les yeux de l'autre,
sévère, bouleversé,
ou bien, plus sévère et douloureux encore,
seul.
Je t'aime.

  1976

Les mûres très loin

De cette passion pour toi
tu cherches à me punir  
Je sais que je peux te regarder me haïr    et tâcher de comprendre
Je peux   en dépit de tout
rester lucide    t'aimant
ou apprendre à le devenir
Essayer

Je ressemble à celui qui a résolu de cueillir des mûres    très loin
au milieu des ronces    et admet d'être griffé

Toi tu t'imagines que j'adore souffrir
de sorte que    quand tu t'élances vers moi    tous crocs dehors
tu es    chaque fois    surpris de ne pas rencontrer
ma nuque ployée  
Tu ne peux pas y croire
Les choses    n'est-ce pas    ne sont pas si simples

Et    si ta douleur de surprise    ma douleur d'indignation   étaient
le seul lien    entre toi et moi
et tes regards ensuite
où je sens l'inquiétude de
qui est allé trop loin     craint d'être rejeté
s'ils étaient    les seules caresses

C'est possible
mais inadmissible    inadmissible

1976

Ysé et Violaine

Je t'aime    c'est lourd    Antoine    et je n'ai que l'écriture
pour me porter secours
Et    bien que les efforts qui me sont demandés
soient    immenses
je ne sais même pas    à quoi je dois parvenir

Je songe à la trahison d'Ysé    dans Partage de Midi
à la trahison de Violaine dans    L'Annonce
qui n'agissaient    ni selon les directives de leur entourage
ni de l'homme même qu'elles aimaient   mais
selon ces étranges lois dictées
par le plus profond    et le plus vivant de l'être
Je n'ose pas toujours écrire le mot    âme

Ne m'a-t-on pas fait un cours    jadis    sur le génie et la folie ?
Le génie était    non pas le frère jumeau de la folie   mais
son maître plus fort    mieux charpenté
l'empêchant de toute sa force structurante de
détruire    la personnalité

De la même façon je pense    aujourd'hui
que l'écriture est pour moi    la maîtresse du désir
elle le contient    le structure
l'empêche de jaillir et    d'éclabousser en tous sens
et de salir    en éclaboussant    Mais

Jusqu'à quand l'écriture pourra-t-elle tout cela  ?
Fasse    fasse    qu'au moment où je ne pourrai plus m'empêcher
de me jeter à ton cou  
Dieu me pardonne    qui m'aura retiré l'écriture    le seul garde du corps
Fasse que ce jour-là    Antoine    tu m'ouvres les bras
et ne me repousses pas   dans ma folie    tournoyante

1976

- page 1 de 2