Un matin Selka s'éveilla, et se trouva grise. Ses mains étaient grises, et ses pieds, ses jambes et genoux, et aussi le tissu de sa chemise, et ses cheveux qu'elle portait longs. Elle courut à la glace. Un désastre. Tout le visage était gris, et les yeux, les joues, la bouche, et même les dents. Dents et cheveux étaient le plus terrible à voir.

Sa mère lui trouva une expression bizarre :

— Que fais-tu là devant la glace ? Tu vas être en retard pour l'école.

— Mais maman, ne vois-tu pas ce qui est arrivé ? Je suis TOUTE GRISE !

— Eh bien, tu es toute grise, quelle affaire. Est-ce que je ne suis pas grise peut-être...

— Mais je ne veux pas MOI être toute grise. Je veux mes couleurs !

La mère haussa les épaules.

— Ton chocolat va refroidir.

Mais le chocolat était gris lui aussi.

— Je n'ai pas faim, dit Selka. Je veux mes couleurs ! Je ne mangerai plus tant que je ne les aurai pas retrouvées. Et je n'irai pas non plus en classe.

— Grande sotte, dit sa mère. Toutes les autres sont comme toi, tu ne l'as pas remarqué jusqu'ici voilà tout. Va donc au lycée, tu verras bien.

Selka sans déjeuner se prépara pour le lycée, et effectivement elle vit que tous ses camarades, ses professeurs étaient, comme elle gris des pieds à la tête. Même Fanny sa meilleure amie.

— Fanny, sais-tu que tu es devenue toute grise ?

— Grise ? s'étonna Fanny. Comment ça, grise ?

— Mais regarde-toi, Fanny, dans la vitre. Tu vois bien que tu es grise.

— C'est la vitre qui donne cette impression, dit Fanny, et de toute façon on a les couleurs qu'on a.

— Mais quand même, devenir toute grise ne te fait rien ? Tu ne regrettes pas tes couleurs ?

— Quelles couleurs, dit Fanny. Tu me fatigues avec ça.

Cependant Fanny s'inquiétait pour Selka. Et elle se dit que la meilleure chose serait d'en parler à leur professeur d'Arts plastiques, qui trouvait son amie douée et l'aimait bien.

Le lendemain, Selka ne parut pas à l'école. On sut qu'elle était souffrante. Et Fanny alla trouver le professeur :

— Monsieur, peut-être que vous, vous pourriez aider Selka. Elle s'est mis dans la tête qu'elle a perdu ses couleurs. Elle ne veut plus manger, elle ne veut plus voir personne.

Le professeur de dessin rougit, bredouilla : — J’ai pensé à Selka et j’ai trouvé ce livre pour elle. Peut-être pourriez-vous le lui apporter...

C'était un livre qui traitait de la composition des couleurs. Et devant Selka toujours décidée à ne rien manger, les lettres dansaient, tout s'embrouillait. A la première page, elle cessa de remarquer le gris de la chambre. A la deuxième page la voix de Fanny s'éloigna, s'éloigna jusqu'à disparaître complètement. A la troisième page enfin, elle se vit debout dans une grande plaine dure et pierreuse, seule.

A perte de vue, des pierres, des cailloux, un désert de cailloux. Et toujours ce gris, partout.

— Où suis-je ? s'étonna Selka.

— A la croisée des chemins, lui répondit une voix d’enfant.

Selka se retourna et vit un petit garçon d'environ dix ans, au visage mince, sombre, avec de grands yeux un peu tombants qui lui rappelaient quelqu'un. Qui ? Il était appuyé à un poteau en bois très vieux sans doute, surmonté d'une flèche également en bois avec cette inscription presque effacée par le temps ou les intempéries : Chemin des couleurs.

— Chemin des couleurs ! cria Selka. Je suis sur le Chemin des couleurs !

— C’est inscrit, c’est tout, dit le petit garçon. Avec le vent, la flèche bouge tout le temps, alors… Tu n'as pas de carte ?

 — Non, j'avais un livre, mais je l’ai oublié sur mon lit. Un livre embrouillé que m'avait prêté mon professeur d'Arts plastiques.

— Ne parle jamais de celui-là, fit le petit.

— Mais c'est à lui que tu ressembles, justement, je me demandais où j'avais déjà vu un visage comme le tien. Tu ressembles à mon professeur. Il est de ta famille ?

— Ne m’en parle pas, je te dis.

— Pardon, dit Selka. Mais tu as parlé de cartes. Pourquoi une carte puisqu'on on a une flèche qui indique la direction du Chemin des couleurs : il suffit d'aller dans le sens indiqué par la flèche...

— Tu n’écoutes pas ce qu’on te dit. La flèche est mal fixée. Regarde ce que je fais...

Et se levant sur la pointe des pieds, de l'index l’enfant toucha très légèrement la flèche, qui tourna sur elle-même telle une girouette.

— Tu vois, dit-il, elle est devenue molle. Elle montre juste la direction du vent... Elle s'est dévissée avec le temps, ou avec l'usure, je ne sais pas, elle n'indique plus le chemin, mais seulement la direction du vent.

Autour d'eux le vent soufflait, en effet.. Impossible dans ce gris sombre d'imaginer l'heure.

— Ici on ne voit plus jamais le soleil, dit le petit, il me manque… et j’ai froid.

— J’ai froid aussi, dit Selka. Mais moi, ce sont mes couleurs qui me manquent. Et comme cette flèche indique…

— Elle n’indique plus rien, je te l’ai dit. De toute façon, les couleurs vont avec le soleil. On pourrait chercher ensemble à les retrouver, qu’est-ce que tu en penses ? On ferait une bonne équipe. On se réchaufferait.

— Non, dit Selka. Pas question pour moi de prendre la responsabilité d'un enfant. Je ne peux m'occuper que de mon histoire de couleurs ; et je veux le faire seule.

— Tu as tort de me repousser. Je suis sûr qu’ensemble on verrait un bon moyen pour retrouver tes couleurs et mon soleil. Je sens qu'on y arriverait. Et puis, à deux on se décourage moins.

— Tu es trop petit.  Si tu avais eu dix ans de plus, c'était différent.

— Toujours des prétextes pour vous laisser tomber !  Bon. Va-t-en, va-t-en ! Mais je te préviens que tu n'arriveras à rien sans moi, et ce sera bien fait.

— Essaie de comprendre. Cette histoire de couleurs m'obsède. Comment veux-tu que je m'occupe de toi ? Les enfants il faut toujours s'en occuper, tu sais bien.. Je ne veux pas, je ne peux pas m'embarrasser de quelqu'un d'aussi jeune.

— Je t'assure que je ne suis pas aussi jeune que tu crois. Je suis là depuis si longtemps que je ne peux plus compter mes années sur les doigts de mes mains...

— C'est non, je t'ai dit. Et même si tu es moins jeune que je ne pense, crois-tu que j'aie l'intention de croupir ici comme toi pendant des années, à attendre sans bouger ? Le Chemin des couleurs est indiqué, les couleurs ne doivent pas être loin. Je vais essayer ce chemin-là, devant toi. Adieu. Et bonne chance pour ton soleil.

— Sans moi, jamais tu ne t'en sortiras ! cria le petit garçon.

Mais Selka lui tourna le dos, tourna le dos au poteau auquel il restait adossé. Et elle marcha sans se retourner, marcha, marcha longtemps sur les pierres, sans souci du remords jusqu'au moment où quelque chose la fit trébucher.

— Pardonnez-moi, dit une voix d'homme très profonde; je n'ai qu'une jambe, et je trouve encore le moyen de faire des croche-pieds.

Dans la pénombre, un homme en haillons était assis, sa jambe unique étendue en travers du petit chemin que suivait Selka.

— Pourquoi êtes-vous assis la jambe en travers du chemin, dit Selka, vous voyez bien que vous pouvez occasionner des accidents.

— C'est ce que je cherche, dit l'unijambiste. Voici : Je passe mon temps à dormir. Si quelqu'un survient pendant que je dors, il n'est pas sûr qu'il ait envie de lier connaissance. Alors que s'il tombe et m'insulte, il me réveille et nous engageons la conversation; qu'en pensez-vous ?

— C'est un point de vue très égoïste, Monsieur, voilà ce que j'en pense, dit Selka qui s'était arrêtée pour le dévisager.

 — Je le reconnais, dit l'homme. et je vous dois des excuses. Mais vous-même, n'avez-vous pas parfois des réactions égoïstes ?

— Si. Je viens d'abandonner un petit garçon perdu dans les pierres, parce que je le trouvais trop petit.

— Si toutes les mères faisaient ça… murmura l'unijambiste. Mais je ne veux pas vous juger. Vous avez probablement vos raisons.

— D’abord je ne suis pas sa mère. Et puis je ne cherche qu'une chose dans la vie : à retrouver mes couleurs. Je ne peux fixer mon attention sur rien d'autre.

— Vous prendrez quand même le temps de boire un peu de cette eau, quand même ? Vous devez mourir de soif.

L'homme en guenilles présenta à Selka sa gourde. Selka y but avidement.

— Hé, hé, dit l'homme, si vous buvez de ceci, comment croyez-vous pouvoir retrouver vos couleurs ?

 Selka s'étrangla et laissa tomber la gourde. L'homme la ramassa en riant :

— Cette eau est croupie, dit-il aimablement. C'est l'eau du Pays éteint, on peut tomber malade de l'avoir bue. Mais la soif est dangereuse aussi. Et je ne parle pas du froid.

Alors Selka regretta de n'avoir pas emmené avec elle le petit garçon qui avait l'air de bien connaître le pays et lui aurait peut-être déconseillé de boire... Maintenant c’était trop tard...

— J'espère, cria-t-elle à l’unijambiste, que ce sera une charrette qui passera sur votre jambe la prochaine fois, une charrette avec d'énormes roues en bois et en fer !

Et elle tourna le dos à l'unijambiste en trottinant le plus légèrement du monde malgré sa peur, pour le plaisir de lui faire regretter de ne plus savoir marcher.

Elle marcha, courut, tant qu'elle put pour s'éloigner de cette affreuse rencontre, et fut en nage. Le vent soufflait de plus en plus fort, elle claquait des dents, puis avait chaud, puis froid encore...

— Jamais, jamais je ne vois de flèches, se lamentait-elle. Il n'y en a plus ! Comment savoir si je suis ou non sur le Chemin des couleurs ?

— Tu n'y es pas ! cria une voix aigre presque dans son dos. Si tu y étais, serais-je ainsi vieille et grise et paralysée dans ce trou ?

Selka se retourna, et vit sur le bord du chemin une vieille femme enfoncée dans un trou ; toute édentée, raide, immobile, ses vêtements seuls bougeant sur elle dans le vent, et une main mobile, une seule, qui cherchait à ramener sur le corps les vêtements que le vent lui disputait. On aurait dit que la vieille avait oublié que cette main qui se mouvait sur elle était la sienne, elle la laissait faire et disait :

— Tu vois, je suis paralysée. Plus un mouvement, plus rien ou presque. Ce pays, on l'appelle Le Pays éteint. Pour moi c'est le pays de la Grande paralysie.

— Vous sous trompez, dit Selka, puisque j'ai couru jusqu'ici.

Mais voulant s’enfuir, elle n'y parvint pas.

La vieille éclata de rire :

— Dis-moi plutôt, ma grande, ce que tu fais là si mignonne dans notre Pays éteint. Tes parents auraient dû te tricoter des chandails et ne pas te laisser venir seule ici. C'est une région dangereuse. As-tu vu le soleil depuis que tu es là ?

    Non,  madame. Je cherche le Chemin des couleurs.

— Ha, ha ! la flèche-girouette… Quelqu’un l’a posée là exprès, je sais de quoi je parle. De toute façon, le soleil et les couleurs fuient ce qu'ils veulent, figure-toi, et on a beau faire... Viens plutôt ici, ma fille, on sent moins le vent, viens à côté de moi attendre que tes couleurs reviennent. Peut-être, hé, hé, hé, qu'elles sont comme les cigognes, qu'elles partent mais reviennent au printemps, ou qu'elles sont comme les feuilles des arbres, ou comme la vie elle-même qui quitte les uns pour animer les autres, hé, hé, hé, hé !

— Je veux pas rester avec vous, s’écria Selka..

Mais elle ne pouvait plus bouger.

    Vous me faites peur, madame ! Laissez-moi partir, je vous en prie !

— C’est bon, je ne te retiens plus, dit la femme, tu me fatigues. Va, va donc. Et je vais même te donner un tuyau... Pas très loin d'ici habite un magicien, qui peut être intéressé par toi, qui es jeune. Il est bien capable d’avoir bricolé la flèche exprès. Je le crois capable de tout.

— Un Ma-gi-cien ? Capable de tout ?

— On le dit, oui.

    Il pourrait donc m'aider à retrouver le Chemin des couleurs ?

— Va savoir... De toute façon, je ne vois rien d'autre à te proposer. Et maintenant, tais-toi, et laisse-moi dormir. Quand je dors je sens moins le froid.

La vieille ferma les yeux et Selka put repartir. Devant elle, se trouvait quelque chose de gris sombre, entre montagne et nuages, difficile de dire.

Elle marcha dans cette direction, marcha longtemps, trébuchant sur l’espoir, ou sur le désespoir, jusqu’au moment où elle vit un oiseau au corps lourd et noir, qui longeait un mur.

— Que faites-vous là, cria l'oiseau au corps lourd.

— Je cherche le Magicien, dit Selka. Je viens de très loin. Je crois qu’il habite ici.

— Vous croyez, croassa l'oiseau. Je suis le gardien de ce domaine. Et je ne fais pas entrer n'importe quelle sotte. Montrez-moi vos jambes.

Selka très lasse obéit.

— Vous êtes plus sotte que je ne croyais. Mon maître possède une longue vue. Il vous a observée depuis la fenêtre de son laboratoire, et ne s’est pas décidé à vous laisser entrer. Il me charge de vous poser une question : Qu'avez-vous d'intéressant à lui offrir ?

— Je crois, bredouilla Selka, que… mes cheveux, dans certaines conditions, peuvent devenir lumineux.

— Certaines conditions… Quelles conditions ? Nous n'aimons pas les espions.

— Je ne suis pas une espionne. J’ai besoin d’être instruite par le Magicien pour retrouver mes couleurs. Et en retour, il me semble que je peux lui fournir de la lumière pour ses travaux.

L'oiseau partit d'un grand éclat de rire croassant, et jeta encore un coup d'oeil sur les jambes de Selka, essaya de loucher dans son décolleté, et toujours riant déclara qu'en effet il se pouvait qu'elle crût posséder des choses utiles aux travaux de son maître, mais que pour sa part, il en doutait fort.

— Suivez-moi, dit-il. Le magicien décidera. Je vais vous emmener dans l'entrepôt de peinture. On y trouve toutes les couleurs du monde.

— Vraiment ? s'exclama Selka

— Vous n'êtes pas obligée de me croire.

— Ma mère, dit Selka, connaissait un proverbe indien. C'était "L'homme qui se noie s'accroche au serpent qui nage."

— J'apprécie ce proverbe, répondit l'oiseau. Alors, que faisons-nous ?

— On y va, soupira Selka.

Sur un millier de rayons étaient rangées des boîtes de couleurs. quel saisissement ! Selka passait de l'une à l'autre, en transes, "les couleurs ! les couleurs ! Elle prit du papier, également rangé sur les étagères, choisit un pinceau dans un verre tout sale où ils étaient rangés en bouquet, des pinceaux de toute dimension, tout désséchés, ouvrit une boîte avec ses ongles et le manche du pinceau en guise de levier, c'était dur, mais, clac, le couvercle finit par se rabattre. Elle trempa le pinceau à l'intérieur, mais il heurta quelque chose de dur : dans la boîte la peinture était toute sèche.

Elle cria de déception. Une forme apparut dans l'encadrement de la porte.

— Eh bien ne vous gênez pas ! Que faites-vous chez moi.

— Pardonnez-moi, c'est un très gros oiseau noir doué de parole qui m'a permis d'entrer ici. Etes-vous Le Magicien ?

On la toisa. C'était un homme d'âge mûr, grand, vêtu comme une sorte de moine d'amples vêtements gris, le front haut, bosselé.

— D’abord, qui êtes-vous, vous ? demanda l'homme.

— Je suis Selka.

— Un nom bien prétentieux. Que venez-vous faire ici ?

— Je suis à la recherche de mes couleurs perdues, monsieur.

— Eh bien, servez-vous donc. Vous avez le choix, ici.

— Ce sont des couleurs, s'enhardit Selka, ce ne sont pas les miennes. Et comment les faire miennes, puisqu'on ne pourra jamais les sortir de leur pot. Elles ont séché.

— Et alors ?

— Je ne connais personne qui sache utiliser de la peinture séchée dans son pot pour peindre. Le Magicien — propriétaire de ce lieu — saurait peut-être, lui, je ne dis pas… C'est vous, n’est-ce pas ?

    Qui sait... murmura l’homme. Mais...

— Je sais que je devrai vous intéresser, dit Selka. Mais à mon âge, peut-on être intéressante pour un savant tel que vous ? 

— Je crains, en effet, que...

— Attendez ! j'ai quelque chose ! s’écria Selka effrayée à la perspective de se voir chassée. Je possède des cheveux longs, regardez, qui dans certaines circonstances, je crois, peuvent servir de lumière, oui...

— Voyez-vous ça ! s'exclama le magicien, mais il considéra Selka avec plus d'intérêt :

— Je vous donne trois jours, dit-il, pour me montrer ce pouvoir. En attendant, promenez-vous partout dans le château, vous y êtes mon hôte. Des domestiques s'occuperont de vous. Nous nous verrons aux repas. Le reste du temps je demeure enfermé dans mon laboratoire, inutile de chercher à m'y rencontrer. À ce soir.

Et le magicien disparut, Selka ne comprit pas par quelle porte.

Le soir, il l'interrogea:

— Eh bien qu'avez-vous vu ?

— J'ai vu, dit Selka, des choses affreuses, je me demande si je n'ai pas rêvé, votre château est si étrange... C'était un homme noyé qui dérivait dans l'eau des douves. Je me suis penchée, et j'ai vu qu'il... qu'il vous ressemblait. Mais c'était très bizarre... lui était en couleurs, quoique mort, alors que vous, quoique vivant...

— Comment osez-vous !  tonna le magicien.

— Non, pardonnez-moi, monsieur, j'ai dû mal observer, j’avais si peur… J’ai crié, j’ai appelé mais personne n'est venu m'expliquer ces visions.

— Visions, en effet, siffla le magicien, l’œil mauvais. Il n'y a RIEN chez moi de ce que vous racontez. Je pourrais vous chasser pour ces inventions sordides !

— Non, je vous en prie, ne me chassez pas, supplia Selka. Ce devait être la fatigue, monsieur. J’ai dû m’endormir un moment et faire un cauchemar. Pardon, pardon...

— Je vais passer là-dessus, maugréa le magicien. Car demain, vous avez à venir dans mon laboratoire — vous m’avez redonné le désir de peindre, figurez-vous. Mon gardien viendra vous chercher.

Le laboratoire était aussi compliqué que l'on pouvait s'y attendre : un laboratoire ordinaire de magicien, avec toutes les cornues, tous les liquides, toutes les vapeurs qui intimident les ignorants. Mais étrangement plongé dans la pénombre.

Selka ne le vit pas tout de suite. L’homme attendait debout, près de la porte, une paire de ciseaux à la main, et voyant entrer Selka, fut soudain tout près d’elle. :

— Voici donc celle qui possède des cheveux intéressants...

— Ne me touchez pas ! Vous n’avez pas le droit !

Mais Selka était incapable de reculer.

— Voyons, mon enfant, c'est vous qui m'avez rendu curieux de ces cheveux-là, vous savez bien..., murmurait le magicien en coupant, coupant les longues mèches, rapidement, habilement, tandis qu'il repoussait les mains angoissées de Selka. Elle pleurait.

Or, à peine coupés, les cheveux, affreuse surprise, se mirent à rougir, se transformèrent en flammes qui collèrent au parquet, aux vêtements du magicien, à ses mains, en flammes qui grandirent, grandirent, et le magicien, transformé en torche courant en tous sens, avait beau hurler ses formules magiques, rien n'y  faisait : c’était comme si tout en ce lieu n'était fait que de papier, noircissant, se raccornissant avec une rapidité extrême. Tout brûla.

Mais Selka avait réussi à s'enfuir. Elle courait vers la plaine, sûre qu’elle ne se perdrait pas, courait de toutes ses forces : il fallait de toute urgence qu’elle retrouve le petit garçon qu'elle avait abandonné.

Et en effet elle le retrouva. Il était étendu tout calciné, Selka reconnaissait sa forme… il était mort. Alors elle se laissa tomber à côté de lui, et pleura, pleura, pleura de détresse, et tout doucement, sans qu’elle s’en rende compte, des couleurs lui revinrent sur les mains, les bras, les genoux, les jambes, les pieds, le visage. Et voilà qu’elle se sentait en paix malgré sa peine.

— Demain, pensa-t-elle, demain je retournerai à la maison…

Et Selka retrouva son chemin sans histoires, le jardin, la porte-fenêtre que la nuit on laissait entrouverte à la belle saison devant la véranda. La lune brillait, haute, ronde, son visage énigmatique et désolé gardant cachés tous les secrets de la terre… Et tout était si silencieux, si clair en pleine nuit, si étrange et si naturel pourtant, que Selka frissonna de bonheur et glissa, du rayon de lune où elle était allée se perdre, jusqu'à ce lit où elle dormait depuis l'enfance.

Le lendemain, elle alla au lycée, le plus tranquillement du monde et rendit son livre au professeur d'Arts plastiques. Elle remarqua qu'il avait les mêmes traits que le Magicien. Mais il ne fallait pas revenir à cette histoire. Jamais.

— Merci pour le livre, dit-elle. C'était dur. Je l'ai parcouru sans rien saisir. Je préfère vous le rendre.

Le professeur regarda les cheveux très courts, reprit le livre, et à son tour remercia, étonné de voir Selka sur pied quand les rumeurs, la veille encore, la décrivaient au plus mal…