le blog de Lika Spitzer

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Obsèques d'un homme remarquable

Pendant le prêche, je regardais le pasteur avec sévérité, et mes yeux lui disaient, Tais-toi, tais-toi ! Descends de là ! Mais il continuait, continuait, parlait de l'enseignement "merveilleux" de l'Evangile, de la vie, de la mort, de la douleur, comme si la vie, la mort, la douleur n'étaient que des guirlandes qui décoraient les préceptes de la foi.

Ensuite il y a eu les cantiques, et cette femme en grande cape surgie en retard, qui m'avait bousculée pour se placer à côté de moi, et glapissait aussitôt avec résolution – presque en avance sur la voix qui dans le micro donnait le ton et conduisait l'allure des chants. Elle avait une canne neuve, qu'elle avait jetée sur sa gauche en arrivant, presque entre mes pieds.

J'essayais de montrer à cette figure de proue mon antipathie, en grimaçant  douloureusement dès qu'elle entonnait un nouveau cantique, elle devait entrevoir cela de profil, comme moi j'entrevoyais son énorme turban, son maquillage de théâtreuse. Et qui donc pleurait-elle ? un collègue ? le mari d'une belle-soeur ? On aurait plutôt dit qu'elle assistait à une remise de médaille.

Quelque temps avant l'enterrement du père de Jacques, il m'était arrivé de caresser l'idée de devenir un jour protestante - rigueur et probité me semblant plus fréquents chez les protestants que chez les catholiques. Mais ce temple m'a glacée : un tombeau; et au fond, pour le tapisser, une foule grise, morne et cravatée, les visages aussi maussades que dans le métro. Où étaient les amis chers ? Tout à fait devant, sans doute, car au centre du temple, on n'en devinait aucun. Moi-même, je n'étais que la soeur d'une vieille amie absente.

 Et puis est venu le moment où les participants sont sortis des rangs l'un derrière l'autre pour aller faire un signe de croix sur le cercueil recouvert d'un glorieux drapeau bleu-blanc-rouge à superbes pompons. Comme mes voisins de banc, j'ai été longer la haie de porteurs de drapeau au garde-à-vous, puis, chacun réglant son pas sur le pas de celui qui le précédait, freinés discrètement par l'orgue invisible, nous nous sommes disposés pesamment à sortir du temple pour offrir sur le seuil nos condoléances à la file immobile des parents endeuillés.

On l'avait assise. J'ai compris qu'il s'agissait de la maman de Jacques, l'épouse du disparu. De grands yeux bleus interrogateurs, un peu tristes, qui acceptaient... Ce visage auréolé de cheveux blancs trop légers, levé vers moi, m'a émue. Jacques s'est penché vers sa mère, lui a glissé à l'oreille "c'est Mercedes, la soeur de Marianne..., tu sais nos amis de St-Etienne...", elle a acquiescé, je me suis penchée pour l'embrasser, et lui ai chuchoté " je suis triste pour vous".

Une fois relevée, je me suis tournée vers Ginette, l'épouse soucieuse de Jacques, qui m'a serrée dans ses bras, "Merci d'être venue !" et je suis passée furtivement devant l'alignement des frères et soeurs de Jacques, devant leurs enfants presque adultes, comme eux le visage détourné – nous ne nous connaissions pas – , coupable à l'idée de peut-être mal me conduire, mais déjà les trottoirs de la ville étaient là, clairs, les places, les rues, le ciel, c'était fini.

                                                                                                21 05 94

 

David contre Goliath - 30 11 89

J'avais choisi de rester pauvre parce que cela m'aurait été très difficile d'être riche intelligemment. Je crains "la gonflette" de l'argent trop vite acquis. Il n'y a qu'à longer les devantures des bijoutiers autour de la place Vendôme... Combien d'objets réellement beaux, dans ces amoncellements de petits monstres d'or inanimés sous leurs pustules de pierreries ? Combien d'appartements réellement beaux où l'on ne sente pas la sueur bien payée d'un décorateur à la mode ? J'aime, moi, quand j'arrive dans une maison, découvrir au contraire, dans le charme des choses, la trace de la force qui les a imposées là, légère et impertinente : celle même de David contre Goliath.

L'homme qui aimait les ruines

On m'a parlé d'un monsieur bizarre. Dès qu'il a un peu d'argent, il achète une ruine, et vient s'y promener, en toucher les pierres, avec plaisir. Si on lui demande pourquoi il achète une maison en ruines plutôt qu'une maison habitable, il répond qu'il n'a pas les moyens de s'offrir une maison avec une toiture en état, et encore moins ceux de réparer un toit. Cependant, dès qu'il dispose d'une petite somme, au lieu de penser à consolider telle ou telle ruine qu'il possède déjà, il en découvre une autre, tout aussi ensorcelante à son avis, et il l'achète.

On lui connaît par exemple une ruine dans le Trégor, du côté de Penvénan, une autre dans les Cévennes à Anduze, deux ou trois dans le Var ou les Alpes Maritimes, à Carros, Tourves, et, voyons, comment s'appelle cette bourgade où la chaleur en été est si atroce... Le Muy, je crois. Et il les chérit toutes ; allant de l'une à l'autre, été comme hiver, dès que ses occupations le lui permettent, avec son sac de couchage et quelques provisions, plus solitaire qu'un berger. Il ne dédaigne pas non plus, à ce qu'on m'a rapporté, d'acheter quelques terres en friche autour de ses ruines afin d'agrandir son terrain, ce qui lui semble toujours plus urgent que la réfection d'une toiture. S'il était riche il achèterait, dit-il une plage devant une ruine quelque part au bord de l'eau ; et si le ciel était à vendre, sûrement il serait le premier à en acheter un morceau. Mais le toit, une porte solide, des fenêtres qui ferment, ça il n'y arrive pas ; toujours quelque chose le dérange dans ce qu'il voit, et l'affaire ne se fait pas. Quand il a un peu bu on peut le plaisanter sur sa manie des ruines et des terrains à l'abandon. Mais dès le lendemain, il faut faire semblant de le croire trop pauvre pour une maison réellement habitable.

Avec le temps, ce monsieur est devenu, apparemment sans s'en rendre compte, un grand propriétaire terrien. Mais il vit toujours avec sa fille unique dans une maison minuscule qu'il loue depuis très longtemps et dont le loyer est resté modeste. Sa fille ne partage pas du tout ses vues sur l'accession à la propriété, et il le sait. Elle aurait préféré quant à elle que ces maisons aient trouvé un propriétaire suffisamment responsable pour ne les acquérir que dans l'intention de les consolider et rendre habitables. Des maisons où personne n'habite, pourquoi, papa ? Ces conversations où il sait avoir tort sont très pénibles au vieux, mais comment expliquer à cette enfant innocente l'horreur profonde, la douleur dévastatrice d'avoir à consolider, à réparer, à rendre habitable ? Elle ne comprendrait pas. Et cependant, il faudra bien qu'il y réfléchisse... Quand il ne sera plus là, que fera-t-elle de toutes ces ruines chéries, cachées sous le lierre et les ronces ? Trouvera-t-elle seulement un notaire qui accepte de se charger de cette succession...?

Amants

Tout en me préparant pour sortir - crème, fond de teint, maquillage devant la glace - je pensais à la sexualité chez Cévenne, comparée à la sexualité chez Olivier. Il semble que tous deux redoutent le plaisir féminin, mais de façon diamétralement opposée. Le premier l'entrave par des brutalités intempestives ; le second par des tendresses intempestives. Curieux. Une sorte de mauvaise volonté de cancre les pousse, chacun à sa façon, à inventer des écarts pour contrer mon espérance, comme on évite les flaques d'eau dans les sentiers, au cours des promenades.

Alain au contraire plongeait dans l'amour jusqu'aux oreilles, il pataugeait dans la bonne boue du sexe comme un porc, si bien que soi-même on finissait par se sentir étrangement animalisée, sous lui... et qu'il fallait ensuite, à tâtons, rechercher, en même temps que sa chemise, son âme, abandonnée froissée sur le dossier d'une chaise.

Quant aux êtres enfin, avec qui j'ai connu un bonheur du corps, du coeur et de l'âme, ces amants se sont envolés. Que redire à cela ?

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta.

                                                                                    29 12 89

 

Versification

Faire des vers était, je pense, une façon pour le poète de détourner l'attention du dragon, gardien des profondeurs des âmes, vers un but innocent, la rime. Le poète ne demandait pas carrément de Sésame ouvre-toi. Il aurait essuyé, il le savait par expérience, un refus. Il cherchait seulement une rime, un certain nombre de pieds..., rien de plus. Et le dragon se laissait prendre à ce petit jeu, donnait un avis rimé, sans s'apercevoir qu'il livrait là un secret...
                                                    (écrit le 15 07 87)

 

- page 1 de 7