le blog de Lika Spitzer

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Mes "Pléiade"

Quand je fourrais mon nez dans un Pléiade entrouvert, l'odeur de l'encre m'ensorcelait : j'avais vingt ans, j'adhérais à chaque phrase, chaque mot imprimés, ils étaient devenus mon réel, mon imaginaire, mon univers. Les Baudelaire, les Edgar Poe, les Alain, les Balzac, les Dostoïevski, tout cela m'était donné ensemble, comme dans un mariage d'amour, une nouvelle famille dont je voulais connaître et chérir chaque membre.

Etait-ce le fait que le papier, dans cette collection était du papier-bible, et l'éditeur, on me l'avait dit, très soucieux de la qualité de ses écrivains ? Toujours est-il que je montrais un emportement à la fois respectueux et sensuel, idolâtre pour ces milliers de douces pages, délicates, odorantes... ; et que l'auteur vivant tenant la plume pour créer ces phrases que je lisais, ne m'aurait pas paru plus présent, si je l'avais surpris dans l'exercice de son art, que ces pages fines et sérieuses, tout près de ma figure, imprimées à ras bords et cousues avec tant de soin – petite masse compacte, émouvante, sacrée, achetée avec mes deniers.

Dans Marie-Claire, Marguerite Audoux nous conte en passant l'histoire d'une vieille fille qui idolâtrait les draps de son trousseau, allant chaque jour se poster devant son armoire pour jouir de la vue des piles parfaites. Moi ce n'étaient pas dans les draps, mais dans les pages ouvertes des livres que je fourrais ma figure, annonciatrices elles aussi d'un bonheur immense à venir. Les livres ont été mon trousseau, puis ma vie, comme les draps de la vieille fille : à la fois les draps, et l'amant dans les draps ; le mari, aussi ; l'enfant, la famille, les amis, et le monde même ; tandis que le réel où j'allais et venais n'était sous mes pieds qu'ébauches bafouillantes dans lesquelles il me fallait fouiller, comme un clochard dans les poubelles.  05 04 89

L'esprit des hormones (écrit le 23 01 90)

Comment l'esprit vient aux filles... Si j'en juge d'après les cahiers que j'ai noircis tout au long de ma jeunesse, il faudrait plutôt se demander comment la bêtise vient aux filles.

Je pense au commentaire de mon beau-frère devant mon enfant subitement fardée à outrance, l'été de ses quinze ans : "Hé oui, les hormones ont frappé..."

Cette... disons, bêtise sexuelle, qui comme certains cancers, connaît une flambée quand frappent les hormones, y a-t-il moyen de l'enrayer avant le troisième âge ? Je crains que non.

Madame Garde

 

Elle était jeune encore, Madame Garde, avec de grands yeux pensifs creusés dans les orbites. Jour et nuit elle souffrait : perdue ; et elle ne le savait pas, enfin personne ne le lui avait dit.

Maigre comme elle l’était devenue, et avec ce cancer des os à la phase terminale, devoir se placer sur le bassin était à chaque fois pour elle une torture, mais elle ne voulait pas de sonde. J’appréhendais de voir allumée la lumière qui indiquait que c’était elle qui avait sonné.

Les oreillers il fallait les placer contrairement à la technique  habituelle. Madame Garde avait besoin, pour se sentir les reins soutenus, que l’oreiller du dessous dépasse d’au moins dix centimètres de l’oreiller du dessus, mais il fallait en même temps trouver à lui caler la tête tout en ménageant un certain creux bien régulier le long du dos. Tout cela prenait un temps fou, et énervait ceux des soignants qui ne la connaissaient pas, puisque Madame Garde refusait les antalgiques avec la dernière énergie.

Moi aussi il m’arrivait de perdre patience :

— Madame Garde, j’ai mis les oreillers exactement comme vous le voulez, je vous assure… ne me faites pas tout recommencer,  j’ai trop de travail…

Elle m’appelait alors doucement par mon prénom, et disait, ne soyez pas méchante… Et je recommençais.

Jour après jour, sa famille assaillait l’office des infirmières, les bureaux des médecins : 

— Elle souffre trop ! IL FAUT lui donner de la morphine !

— Madame Garde ne veut pas de calmants !

— Elle ne se rend pas compte. On ne peut pas la voir souffrir comme ça !

L’interne avait fini par la prescrire, cette morphine, si besoin. Or,  déjà, Madame Garde ne prenait plus ses pilules de palfium, elle disait, Je ne sais pas, ces comprimés blancs que vous me donnez, on dirait qu’ils me font perdre le fil de mes pensées… je n’en veux plus.

Quand on lui en donnait, elle rangeait les comprimés dans le tiroir de sa table de nuit, et bien sûr, quand on lui parlait de piqûre, elle refusait tout net. Un jour, peu après l’heure de mon arrivée dans le service, vers quinze heures trente, tandis qu’assise à la table dans l’office de soins, je lisais le cahier de transmission, la fille et le compagnon de Madame Garde font irruption dans mon dos :

— Vous avez lu ! Aujourd’hui vous DEVEZ lui faire la piqûre de morphine ! C’est prescrit pour VOTRE équipe.

En effet la prescription avait changé. Le si besoin avait disparu. Debout, les parents faisaient bloc :

— Elle DOIT avoir sa piqûre. Cet après-midi. Même si elle n’en veut pas. Avant de partir, le docteur nous l’a confirmé. C’est dans le cahier.

   J’ignorais qu’on n’a pas le droit de forcer un malade conscient — fût-il mourant — à recevoir un soin prescrit s’il n’en veut pas. Alors ce jour-là, plus mécontente que je ne saurais le dire, je me suis lavé les mains, j’ai préparé mon plateau et suis allée ouvrir l’armoire des stupéfiants dans le bureau du surveillant, les gestes habituels — morphine, coton, alcool, casser l’ampoule, remplir la seringue, replacer l’ampoule utilisée dans la boîte d’ampoules vides, puis sur une feuille déjà pleine de noms, inscrire à mon tour le nom de ma malade, du prescripteur, du produit, sa quantité, la date, l’heure, signer, refermer l’armoire, replacer la clef, gagner la chambre de la malade — la mort dans l’âme.

J’ai fait sortir les visiteurs. Madame Garde m’a regardée m’approcher du lit, moi et mon plateau :

  Mais Mercédès, vous savez bien que je ne veux pas de piqûre. Je ne VEUX pas… 

— Madame Garde, le médecin l’a prescrite pour cet après-midi, je suis obligée de vous la faire. Elle va vous soulager, je vous assure, c’est juste un calmant.

— Non ! S’il vous plaît…

Malheureuse, coupable, évitant son regard, j’ai repoussé le drap pour découvrir la cuisse, je lui en voulais. Coton, alcool, j’ai piqué, poussé le liquide dans le petit corps si maigre, si familier, et elle, Madame Garde, a juste dit, ce n’est pas bien, Mercédès… Ses dernières paroles avant de sombrer dans le coma.

Deux jours après, elle n’était plus.                                                                                                                                        09 08 01

Poème sans titre, puis LOU, de Jean-Pierre Rosnay

En feuilletant Les Diagonales, j'entends la voix de Jean-Pierre, tranquille rapidité sans chichis :

L'aube s'infiltre sous ma porte
Suis-je libre la plume va
Où sont les fillettes accortes
Qui dormaient le long de mon bras

Quelle heure est-il Bonsoir mon siècle
Suis-je encore de ce monde-ci
La nuit est bleue la mort est verte
Qui dure bien plus que la vie

L'aube s'infiltre sous ma porte
Suis-je libre la plume va
Où son coeur musicien l'emporte
Pour moi je ne suis jamais là

Jean-Pierre Rosnay


Maintenant je vais à la pêche dans falaises instables : LOU

Un sourire de Lou - c'est plus beau que tout - allô - allez savoir pourquoi je vois à la suggestion de mon imagination dévergondée, un petit crocodile qui sort du ruisseau - c'est aussi très beau.

C'est fou ce que l'on peut faire avec quelques mots - allô allô comment c'est qui - comment vas tu mon chéri ? - Je pose un grand point d'interrogation et je passe à la ligne suivante.
Un sourire de Lou c'est plus beau que tout.
Lorsque Lou sera grande et qu'elle relira ce poème, si j'ose ainsi appeler ces quelques mots, elle saura très fort que celui qui écrivait ceci l'aimait, l'aime, l'aime.
Marcelle est au téléphone. Elle rit et dit : non non non - ca va ça va ici ça va
Marcelle rit - le rire de Marcelle c'est comme une envolée de tourterelles. Profitions de notre passage sur terre pour nous aimer très fort.
Allô allô, merci.
A vous aussi.

Quelquefois je mets les points sur les i et je barre les t. Mon dieu, mon Dieu en aurai-je écrit des bêtises mais j'ai fait des progrès, depuis quelque temps, vingt ou trente ans peut-être, je ne me crois plus obligé de rimer. Ca n'a pas été facile, ne plus rimer c'est un peu se promener pieds nus dans la rue, une paire de chaussures à la main.
Mon Dieu en aurai-je écrit des bêtises. Ecrire, c'était mon penchant. Quelquefois en me relisant, j'étais tout étonné et je me disais, où as-tu encore été chercher ça, coquin !

Jean-Pierre Rosnay




La tartine de maman

 

Maman n'était pas assurée de l'endroit où elle poserait les dents sur sa tartine. La mâchoire hésitait comme si maman craignait que le dentier ne s'arrache de sa bouche en s'ajustant mal à la surface accidentée du pain bis ; elle semblait éviter la crôute du bord. Et les lèvres un peu retroussées pour partir à la reconnaissance des morceaux de fruits disposés dangereusement sur leur lit de jus gluant (je détournais un peu les yeux de cette activité tâtonnante des lèvres qui rappelle le mouvement des antennes chez l'insecte) notre mère finissait par mordre à fausses petites dents dans sa tartine. Je note enfin que maman mâchait la bouchée convoitée pour ainsi dire en rond, comme si c'était trop chaud, et joyeusement levait alors les yeux — je me rappelle son petit regard de malice décontenancée — sur nous qui l'observions.

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