Quand
je fourrais mon nez dans un Pléiade entrouvert, l'odeur de l'encre
m'ensorcelait : j'avais vingt ans, j'adhérais à chaque phrase, chaque mot
imprimés, ils étaient devenus mon réel, mon imaginaire, mon univers. Les
Baudelaire, les Edgar Poe, les Alain, les Balzac, les Dostoïevski, tout cela m'était
donné ensemble, comme dans un mariage d'amour, une nouvelle famille dont je
voulais connaître et chérir chaque membre.
Etait-ce
le fait que le papier, dans cette collection était du papier-bible, et
l'éditeur, on me l'avait dit, très soucieux de la qualité de ses écrivains ?
Toujours est-il que je montrais un emportement à la fois respectueux et
sensuel, idolâtre pour ces milliers de douces pages, délicates, odorantes... ;
et que l'auteur vivant tenant la plume pour créer ces phrases que je lisais, ne
m'aurait pas paru plus présent, si je l'avais surpris dans l'exercice de son
art, que ces pages fines et sérieuses, tout près de ma figure, imprimées à ras
bords et cousues avec tant de soin – petite masse compacte, émouvante, sacrée,
achetée avec mes deniers.
Dans
Marie-Claire, Marguerite Audoux nous conte en passant l'histoire d'une
vieille fille qui idolâtrait les draps de son trousseau, allant chaque jour se
poster devant son armoire pour jouir de la vue des piles parfaites. Moi ce
n'étaient pas dans les draps, mais dans les pages ouvertes des livres que je fourrais ma figure, annonciatrices elles aussi d'un bonheur immense à venir. Les livres ont été mon trousseau, puis ma vie, comme les draps de la vieille
fille : à la fois les draps, et l'amant dans les draps ; le mari, aussi ;
l'enfant, la famille, les amis, et le monde même ; tandis que le réel où
j'allais et venais n'était sous mes pieds qu'ébauches bafouillantes dans
lesquelles il me fallait fouiller, comme un clochard dans les poubelles.05 04 89
Comment l'esprit
vient aux filles...
Si j'en juge d'après les cahiers que j'ai noircis tout au long de ma jeunesse,
il faudrait plutôt se demander comment la bêtise vient aux filles.
Je
pense au commentaire de mon beau-frère devant mon enfant subitement fardée à
outrance, l'été de ses quinze ans : "Hé oui, les hormones ont
frappé..."
Cette...
disons, bêtise sexuelle, qui comme
certains cancers, connaît une flambée quand frappent les hormones, y a-t-il
moyen de l'enrayer avant le troisième âge ? Je crains que non.
Elle
était jeune encore, Madame Garde, avec de grands yeux pensifs creusés dans les
orbites. Jour et nuit elle souffrait : perdue ; et elle ne le savait
pas, enfin personne ne le lui avait dit.
Maigre
comme elle l’était devenue, et avec ce cancer des os à la phase terminale,
devoir se placer sur le bassin était à chaque fois pour elle une torture, mais
elle ne voulait pas de sonde. J’appréhendais de voir allumée la lumière qui
indiquait que c’était elle qui avait sonné.
Les
oreillers il fallait les placer contrairement à la techniquehabituelle. Madame Garde avait besoin, pour
se sentir les reins soutenus, que l’oreiller du dessous dépasse d’au moins dix
centimètres de l’oreiller du dessus, mais il fallait en même temps trouver à
lui caler la tête tout en ménageant un certain creux bien régulier le long du
dos. Tout cela prenait un temps fou, et énervait ceux des soignants qui ne la
connaissaient pas, puisque Madame Garde refusait les antalgiques avec la
dernière énergie.
Moi
aussi il m’arrivait de perdre patience :
— Madame Garde, j’ai mis les oreillers exactement
comme vous le voulez, je vous assure… ne me faites pas tout recommencer,j’ai trop de travail…
Elle
m’appelait alors doucement par mon prénom, et disait, ne soyez pas méchante… Et
je recommençais.
Jour
après jour, sa famille assaillait l’office des infirmières, les bureaux des
médecins :
— Elle souffre
trop ! IL FAUT lui donner de la morphine !
— Madame Garde
ne veut pas de calmants !
—
Elle ne se rend pas compte. On ne peut pas la voir souffrir comme ça !
L’interne
avait fini par la prescrire, cette morphine, si besoin. Or,déjà, Madame
Garde ne prenait plus ses pilules de palfium, elle disait, Je ne sais pas, ces
comprimés blancs que vous me donnez, on dirait qu’ils me font perdre le fil de
mes pensées… je n’en veux plus.
Quand
on lui en donnait, elle rangeait les comprimés dans le tiroir de sa table de
nuit, et bien sûr, quand on lui parlait de piqûre, elle refusait tout net. Un
jour, peu après l’heure de mon arrivée dans le service, vers quinze heures
trente, tandis qu’assise à la table dans l’office de soins, je lisais le cahier
de transmission, la fille et le compagnon de Madame Garde font irruption dans
mon dos :
—
Vous avez lu ! Aujourd’hui vous DEVEZ lui faire la piqûre de morphine !
C’est prescrit pour VOTRE équipe.
En
effet la prescription avait changé. Le si
besoin avait disparu. Debout, les parents faisaient bloc :
—
Elle DOIT avoir sa piqûre. Cet après-midi. Même si elle n’en veut pas. Avant de
partir, le docteur nous l’a confirmé. C’est dans le cahier.
J’ignorais qu’on n’a pas le droit de forcer
un malade conscient — fût-il mourant — à recevoir un soin prescrit s’il n’en
veut pas. Alors ce jour-là, plus mécontente que je ne saurais le dire, je me
suis lavé les mains, j’ai préparé mon plateau et suis allée ouvrir l’armoire
des stupéfiants dans le bureau du surveillant, les gestes habituels — morphine,
coton, alcool, casser l’ampoule, remplir la seringue, replacer l’ampoule
utilisée dans la boîte d’ampoules vides, puis sur une feuille déjà pleine de
noms, inscrire à mon tour le nom de ma malade, du prescripteur, du produit, sa
quantité, la date, l’heure, signer, refermer l’armoire, replacer la clef,
gagner la chambre de la malade — la mort dans l’âme.
J’ai
fait sortir les visiteurs. Madame Garde m’a regardée m’approcher du lit, moi et
mon plateau :
—Mais Mercédès, vous savez bien que je ne veux
pas de piqûre. Je ne VEUX pas…
—
Madame Garde, le médecin l’a prescrite pour cet après-midi, je suis obligée de
vous la faire. Elle va vous soulager, je vous assure, c’est juste un calmant.
—
Non ! S’il vous plaît…
Malheureuse,
coupable, évitant son regard, j’ai repoussé le drap pour découvrir la cuisse,
je lui en voulais. Coton, alcool, j’ai piqué, poussé le liquide dans le petit corps
si maigre, si familier, et elle, Madame Garde, a juste dit, ce n’est pas bien,
Mercédès… Ses dernières paroles avant de sombrer dans le coma.
En feuilletant Les Diagonales, j'entends la voix de Jean-Pierre, tranquille rapidité sans chichis :
L'aube s'infiltre sous ma porte Suis-je libre la plume va Où sont les fillettes accortes Qui dormaient le long de mon bras
Quelle heure est-il Bonsoir mon siècle Suis-je encore de ce monde-ci La nuit est bleue la mort est verte Qui dure bien plus que la vie
L'aube s'infiltre sous ma porte Suis-je libre la plume va Où son coeur musicien l'emporte Pour moi je ne suis jamais là
Jean-Pierre Rosnay
Maintenant je vais à la pêche dans falaises instables : LOU
Un sourire de Lou - c'est plus beau que tout - allô - allez savoir pourquoi je vois à la suggestion de mon imagination dévergondée, un petit crocodile qui sort du ruisseau - c'est aussi très beau.
C'est fou ce que l'on peut faire avec quelques mots - allô allô comment c'est qui - comment vas tu mon chéri ? - Je pose un grand point d'interrogation et je passe à la ligne suivante. Un sourire de Lou c'est plus beau que tout. Lorsque Lou sera grande et qu'elle relira ce poème, si j'ose ainsi appeler ces quelques mots, elle saura très fort que celui qui écrivait ceci l'aimait, l'aime, l'aime. Marcelle est au téléphone. Elle rit et dit : non non non - ca va ça va ici ça va Marcelle rit - le rire de Marcelle c'est comme une envolée de tourterelles. Profitions de notre passage sur terre pour nous aimer très fort. Allô allô, merci. A vous aussi.
Quelquefois je mets les points sur les i et je barre les t. Mon dieu, mon Dieu en aurai-je écrit des bêtises mais j'ai fait des progrès, depuis quelque temps, vingt ou trente ans peut-être, je ne me crois plus obligé de rimer. Ca n'a pas été facile, ne plus rimer c'est un peu se promener pieds nus dans la rue, une paire de chaussures à la main. Mon Dieu en aurai-je écrit des bêtises. Ecrire, c'était mon penchant. Quelquefois en me relisant, j'étais tout étonné et je me disais, où as-tu encore été chercher ça, coquin !
Maman n'était pas assurée de l'endroit où
elle poserait les dents sur sa tartine. La mâchoire hésitait comme si maman
craignait que le dentier ne s'arrache de sa bouche en s'ajustant mal à la
surface accidentée du pain bis ; elle semblait éviter la crôute du bord. Et les
lèvres un peu retroussées pour partir à la reconnaissance des morceaux de
fruits disposés dangereusement sur leur lit de jus gluant (je détournais un peu
les yeux de cette activité tâtonnante des lèvres qui rappelle le mouvement des
antennes chez l'insecte) notre mère finissait par mordre à fausses petites
dents dans sa tartine. Je note enfin que maman mâchait la bouchée convoitée
pour ainsi dire en rond, comme si c'était trop chaud, et joyeusement levait
alors les yeux — je me rappelle son petit regard de malice décontenancée — sur
nous qui l'observions.