Il était une fois un pommier sauvage qui poussait tout au fond d'un jardin, près de la mer en Normandie, à Saint-Aubin-Sur-Mer. A l'automne il donnait son fruit : de très petites pommes, rouges et blanches, craquantes et juteuses, d'un goût délicieux.

Sur la route de l'école, les enfants s'arrêtaient toujours pour en ramasser, et même pour en cueillir sur l'arbre, car quelques branches penchaient par-dessus le mur, et c'était facile de les attraper.

Dans le jardin on voyait quelquefois passer un vieux jardinier tout courbé, mais il ne s'occupait pas de ce pommier. Ce petit pommier avait poussé tout seul, le vent avait amené un jour le pépin de très loin. Car sur presque toute la terre les gens mangent des pommes et jettent les pépins n'importe où. Le vent avait donc joué un moment avec la graine, et quand il en avait eu assez, il l'avait déposée là dans ce jardin où elle s'était endormie pour s'éveiller au printemps petit pommier sauvage.

Donc le jardinier, un peu vexé de trouver là un pommier qu'il n'avait pas invité à pousser ne s'en occupait pas : il ne voulait soigner que des pommiers plantés par des jardiniers.

Le petit pommier s'en fichait. L'eau de pluie, les rires des enfants sur le chemin de l'école et le chant des oiseaux formaient toute sa nourriture. Et aussi de temps à autre le soleil et le ciel bleu. Il était heureux. Quatre fois par jour passaient les enfants, dont les joues ressemblaient à ses pommes, et lui, quand il les voyait, se penchait, se penchait de tout son poids par-dessus le mur pour qu'ils puissent attraper les pommes plus facilement, si bien qu'il finit par être un peu tordu.

Or un jour, dans sa maison cachée par les arbres, le vieux jardinier mourut. Sitôt après l'enterrement, ses patrons le remplacèrent par un jardinier en pleine force de l'âge, avec une grosse moustache marron et un regard très perçant. Dès le premier jour il aperçut le pommier qui offrait ses petites pommes par-dessus le mur, et s'écria :

- Que vois-je ! Les pommes des patrons  gaspillées sur la route ! et si petites que, foi de jardinier, j'en ai honte ! SI petites, et dans MON jardin !

Et il décida sur-le-champ de mettre bon ordre à cela. Il commença par placer un tuteur au petit arbre, et le pauvre pommier, malgré ses efforts ne put pas se pencher pour regarder les enfants aller et venir, et il entendait leurs petites voix navrées, déçues, se désolait de n'avoir pas de voix pour leur expliquer ce qui était arrivé...

Ensuite le jardinier décida de le greffer. Il vint avec un couteau spécial, et pendant qu'il opérait, il disait : "Ha ha, quelles belles pommes aurons-nous l'an prochain. Mes patrons seront contents ! Ils pourront les servir à table, car celles-ci sont tout juste bonnes à donner aux   cochons !"

Les saisons passèrent, le pommier souhaitait mourir, car les enfants ne parlaient plus de lui, ni de ses pommes, ils l'avaient oublié, et c'étaient ses plus chers amis ! Et pendant ce temps, ses pommes s'arrondissaient sur lui, prenaient des couleurs magnifiques, et il n'y pouvait rien : des inconnus indifférents allaient les manger...

Enfin le jour où il sut que les pommes étaient mûres, car le jardinier avait parlé de les cueillir, de toutes ses forces il se pencha par-dessus le mur, se pencha jusqu'à ce que la branche habituelle dépasse et soit accessible aux petits bras des enfants, il se pencha jusqu'à mourir de douleur, et il se donnait du courage en pensant qu'il allait enfin revoir les petits "ce sont eux qui mangeront ces grosses pommes, comme je suis heureux..." Il se pencha, se pencha encore, et le tronc fragile cassa ; le petit arbre était mort.

Les enfants revenant de l'école furent très surpris : "Oh regardez ! notre pommier est tout cassé !  Pauvre pommier ! Et regardez les grosses pommes qu'il a !"

Ils mangèrent toutes les pommes et emportèrent quelques feuilles en souvenir. Les oiseaux goûtèrent aussi les morceaux qui restaient, et le vent, le vent de la mer passant par là emporta dans les airs le plus de pépins possible afin que, dans dix, vingt, cinquante jardins de Normandie poussent l'année suivante des pommiers sauvages semblables au brave petit pommier qui aimait tant les enfants.