Léo était un petit poisson vraiment fantasque. Il voulait des mains à la place des nageoires du dos.

— Avec des mains, disait-il à ses parents, je pourrais filer une raclée aux grands poissons, je pourrais ramener à la maison plein de trucs,  maman, tu serais contente ?

— Sûrement pas, disait la maman-poisson. Je veux un fils avec ses belles nageoires.

On ne pouvait rien expliquer à maman. À papa, alors ? Mais il n'était jamais là, toujours parti à la pêche au plancton.

Léo avait vu des êtres bizarres, de drôles de poissons sans écailles entrer et sortir de l'eau, avec des façons d'avancer très particulières. Dans l'eau ils évoluent très près de la surface en agitant des espèces de nageoires charnues. Sa grand-mère lui avait dit que ces nageoires-là s'appelaient des mains, et que pour cette raison on appelait ces poissons des hu-mains.

  N'as-tu pas peur que toutes ces histoires lui mettent la tête à l'envers ? demandait la maman du petit poisson, qui était bien gentille mais devait veiller à ce que son fils devienne un poisson raisonnable.

— Mais non, disait la grand-mère. On doit toujours raconter des histoires aux enfants, ils adorent ça, et ça leur apprend les choses de la vie.

Léo avait vu encore, près de la plage, une maman qui tenait son bébé dans ses mains. Il en était resté très impressionné. Et puis il avait vu un enfant qui serrait contre lui un gros jouet parfaitement rond et superbe.

— C'est quoi, dis, grand-mère, la chose si ronde qu'il tenait, le petit hu-main ?

— Un ballon. Quelque chose qu'on ne peut jamais emporter au fond de l'eau. Ce n'est pas pour toi.

— Mais il le tenait bien fort avec ses mains de devant, et il nageait avec ses mains de derrière.

— Est-il agaçant celui-là avec ses mains ! Ce ne sont pas des mains de derrière, ce sont des pieds ! avait dit la grand-mère ; on lui apprenait à nager, voilà tout ! (Ils ne peuvent pas rester au sec  au lieu de venir faire les intéressants devant nos petits poissons ?) Tu ne vas quand même pas t'intéresser aussi à leurs pieds, maintenant !

— Non non, grand-mère. C'est juste des mains que je voudrais avoir. 

C'était vraiment bien, les mains. Mais comment faire pour s'en procurer ? Il aurait "vendu son âme au diable", c'est-à-dire qu'il aurait fait n'importe quoi, vraiment n'importe quoi, pour avoir des mains, tant ce désir devenait fort en lui. Il y pensait jour et nuit, il ne pouvait penser qu'à cela.

Alors une nuit Le Diable vint lui rendre visite. C'était un poisson qui ressemblait beaucoup à Léo. Mais il se distinguait de lui par les flammes qui  sortaient de sa gueule, de ses yeux injectés de sang et même de ses écailles . Et  très étrangement, des gouttelettes de sang ruisselaient sans arrêt sur lui, comme s'il était en train de rôtir, ce qui est du jamais-vu chez les poissons. Chose étonnante, saigner ainsi continuellement  n'avait pas l'air de le faire souffrir. Au contraire, il avait l'air très jovial. Il s'assit près de Léo , et lui dit :

— Je me présente, je suis Loé, ton Diable Particulier. Je dois m'occuper de toi toute ta vie. Que désires-tu, mon joli ? Je dois t'obéir.

— Je veux des mains, dit Léo à la fois effrayé par l'apparence de ce diable et flatté de l'avoir à son service.

— Des mains ? dit Loé. Bien sûr. Tu as raison. Combien en veux-tu ?

— On peut en avoir beaucoup ? demanda Léo. Les hu-mains ont deux mains.

— Les pauvres, dit Loé. Tu peux en avoir bien plus, si tu veux. Et il ricana, de façon un peu effrayante, mais Léo n'y prêta pas attention. On ne prête pas attention au danger quand on a une très grosse envie.

— Seulement, pour toutes ces mains, tes nageoires ne suffiront pas en paiement. Il faudra donner aussi ton âme. Lucifer, le roi des Démons fait la collection.

— Que va-t-il m'arriver si je n'ai plus d'âme ? demanda Léo un peu inquiet.

— Rien du tout, assura Loé, puisque je suis là. Quand mon patron Lucifer t'aura pris ton âme, c'est moi qui dois te servir d'âme, c'est mon travail. Et je connais mon travail. Tu n'as aucun souci à te faire.

Tout de même Léo n'aimait pas trop l'impression lugubre que produisaient toutes ces flammes sur le corps de Loé, et ce sang qui cuisait... Dans la mer il n'y a ni flammes ni cuisson. Mais l'excitation  d'avoir ENFIN des mains, tout un tas de mains,chassa ces mauvaises impressions, et Léo le petit poisson nagea derrière Loé Le Diable, tout en bavardant gaiement avec lui.

 — Combien de mains aurai-je, demanda-t-il. Dix ? Cent ?  Mille ?

Le Diable riait de sa naïveté.

  Tout ce que ton dos et ton ventre pourront supporter. Mais tu dois venir en Enfer les chercher.

— En Enfer ! s'écria Léo

— Eh bien quoi, pourquoi pas en Enfer ; c'est un endroit comme les autres, je ne sais pas pourquoi on en fait un plat.

— Ma grand-mère m’a expliqué, dit Léo. Elle m’a dit qu’il y a des flammes en Enfer. Plein de flammes.

— Moins qu'on ne le dit, tu verras. Enfin quoi, tu veux des mains oui ou non.

— Je veux des mains, dit Léo, et il suivit Loé Le Diable jusqu'en Enfer.

Léo croyait que la route serait plus longue, mais on arrive très vite en Enfer, surtout si on y attend un cadeau !

Arrivés devant les grilles de l'Enfer, Loé Le Diable  sonna, et dit au Diable Portier :

— Ouvrez, je viens avec un client. Il faudra le laisser repartir tout à l'heure. Il vient acheter des mains.

 Le Diable Portier leur ouvrit le Chemin des Mains, et ils furent bientôt arrivés dans le Magasin des Mains.

— Et qu'est-ce que tu nous vends contre une paire de mains, demanda le Diable Vendeur de Mains.

— Il ne veut pas une seule paire de mains, dit Loé Le Diable en clignant de l'oeil au Diable Portier. Il en veut beaucoup. Il trouve qu'avoir beaucoup de mains c'est plus utile pour un petit poisson qu'avoir des nageoires et une âme. N'est-ce pas, mon petit  ?

— C'est que, dit Léo, je ne sais pas au juste où elle est, mon âme...

— Est-il mignon...dit le Diable Vendeur avec satisfaction. Ça me prouve que tu as une petite âme bien neuve. Lucifer sera content pour sa collection. Et pour une âme neuve, tu peux avoir toutes les mains que tu veux. Quel genre de mains veux-tu ?  

— Des mains qui tiennent des ballons, des fusils, qui attrappent plein de trésors, qui cassent la figure à tous ceux que je veux, qui...

— Je vois ce qu'il te faut. Je vais chercher tout ça  dans la réserve. Je n'ai en vitrine que des mains de pêcheur... !

Quand le Diable Vendeur de Mains revint, il posa un gros paquet de mains fraîches sur le comptoir. Le Diable Loé se glissa dedans comme dans une combinaison, et aussitôt, toutes ces mains bizarres, démarrèrent, se mirent à tourner, à tourner dans la pièce, et hop, elles allèrent s'accrocher au dos du petit poisson et le brûlèrent atrocement.

Il ne savait pas, ce naïf petit Léo, qu'on ne peut jamais être gagnant avec Le Diable. Et  voilà ces mains horribles, couvertes de sang et de flammes, qui bougent toutes ensemble comme des tentacules de pieuvre sur le petit dos de  Léo, un tas si gros, si lourd, que le petit poisson coula à pic au fond de l'océan.

— Au secours ! Au secours ! Arrêtez !  criait  le petit Léo, mais Loé ne l'entendait pas, ou bien il faisait semblant de ne pas entendre.

Là où Léo rampait maintenant, tout au fond de l'océan, l'eau était sombre, étouffante, on ne pouvait plus y respirer, et on n'y rencontrait que des poissons horriblement laids et effrayants, habitués à ce que personne ne vienne les déranger dans leurs trous. C'était le lieu où habitent les poissons sans âme. Et Léo comprit qu'il allait désormais vivre parmi eux, sous le poids suffoquant des mains du Diable sur son dos. Il voulait crier  « maman ! » mais aucun son ne sortait de sa gorge, il allait mourir...

— Je suis là, mon petit, disait la maman poisson au chevet de son lit. Qu'est-ce qui ce passe ? Tu as fait un cauchemar ? tu as crié...

 

Quel bonheur ! Léo le petit poisson se réveillait dans sa maison de corail, dans le clair lagon où ils vivaient heureux, il avait auprès de lui sa maman, et aussi, merveille ! ses petites nageoires habituelles sur le dos et sur le ventre ! Cette horrible histoire n'avait été qu'un mauvais rêve  !

Vous pensez bien que plus jamais le petit Léo n'embêta son entourage avec cette envie de mains à la place des nageoires.

— Ouf, ça lui a passé, disaient ses parents bien soulagés, on dirait que notre Léo devient plus raisonnable.