dimanche, mai 9 2010, 09:36
L'homme qui aimait les ruines
Par Lika Spitzer - Textes épars - Lien permanent
On m'a parlé d'un monsieur bizarre. Dès qu'il a un peu d'argent, il achète une ruine, et vient s'y promener, en toucher les pierres, avec plaisir. Si on lui demande pourquoi il achète une maison en ruines plutôt qu'une maison habitable, il répond qu'il n'a pas les moyens de s'offrir une maison avec une toiture en état, et encore moins ceux de réparer un toit. Cependant, dès qu'il dispose d'une petite somme, au lieu de penser à consolider telle ou telle ruine qu'il possède déjà, il en découvre une autre, tout aussi ensorcelante à son avis, et il l'achète.
On lui connaît par exemple une ruine dans le Trégor, du côté de Penvénan, une autre dans les Cévennes à Anduze, deux ou trois dans le Var ou les Alpes Maritimes, à Carros, Tourves, et, voyons, comment s'appelle cette bourgade où la chaleur en été est si atroce... Le Muy, je crois. Et il les chérit toutes ; allant de l'une à l'autre, été comme hiver, dès que ses occupations le lui permettent, avec son sac de couchage et quelques provisions, plus solitaire qu'un berger. Il ne dédaigne pas non plus, à ce qu'on m'a rapporté, d'acheter quelques terres en friche autour de ses ruines afin d'agrandir son terrain, ce qui lui semble toujours plus urgent que la réfection d'une toiture. S'il était riche il achèterait, dit-il une plage devant une ruine quelque part au bord de l'eau ; et si le ciel était à vendre, sûrement il serait le premier à en acheter un morceau. Mais le toit, une porte solide, des fenêtres qui ferment, ça il n'y arrive pas ; toujours quelque chose le dérange dans ce qu'il voit, et l'affaire ne se fait pas. Quand il a un peu bu on peut le plaisanter sur sa manie des ruines et des terrains à l'abandon. Mais dès le lendemain, il faut faire semblant de le croire trop pauvre pour une maison réellement habitable.
Avec le temps, ce monsieur est devenu, apparemment sans s'en rendre compte, un grand propriétaire terrien. Mais il vit toujours avec sa fille unique dans une maison minuscule qu'il loue depuis très longtemps et dont le loyer est resté modeste. Sa fille ne partage pas du tout ses vues sur l'accession à la propriété, et il le sait. Elle aurait préféré quant à elle que ces maisons aient trouvé un propriétaire suffisamment responsable pour ne les acquérir que dans l'intention de les consolider et rendre habitables. Des maisons où personne n'habite, pourquoi, papa ? Ces conversations où il sait avoir tort sont très pénibles au vieux, mais comment expliquer à cette enfant innocente l'horreur profonde, la douleur dévastatrice d'avoir à consolider, à réparer, à rendre habitable ? Elle ne comprendrait pas. Et cependant, il faudra bien qu'il y réfléchisse... Quand il ne sera plus là, que fera-t-elle de toutes ces ruines chéries, cachées sous le lierre et les ronces ? Trouvera-t-elle seulement un notaire qui accepte de se charger de cette succession...?
12 commentaires
J'ai déjà lu ce texte très beau...Chez toi?
Aïe... Il y a ici un tel fatras de textes, que je n'ai pas dû me rendre compte qu'il était déjà quelque part... Merci de l'aimer, euphrosine.
Bonjour Lika,
J'avais déjà lu ce texte, et ça ne peut-être que chez toi. C'est étrange comme tous
tes textes déroulent un fil qui fait du sens ( je n'aime pas cette expression mais je
n'en trouve pas d'autre pour le moment ) J'aime beaucoup celui-là et je lis
et le relis depuis dimanche .
Je pense à toi, affectueusement.
Moi aussi, je pense à toi souvent, tu imagines bien.Tu es une personne précieuse pour tous ceux qui ont la chance de croiser ton chemin.
Sais-tu que tu es la première à me parler de l'ensemble de mes textes - qui "fait sens". Eh oui. C'est l'impression que j'ai depuis un sacré bout de temps, mais je gardais cette constatation pour moi... Merci, Colibri. I kiss you good night.
Hello, nous revenons de croisière et ta copine est aux anges, depuis le temps qu'elle attend. C'était vraiment sympa. Je me dis je suis certain que Lika va me laisser un message sur mon blog pour réclamer marraine, ça n'a pas loupé. Le pont rejoint les 2 rives de San Francisco c'est le "Golden Gate" il bouge énormément et donne vraiment cette impression de plonger nul part.
J'aime ce vieil homme qui s'attache aux ruines et qui préserve leurs histoires, leurs passés en ne voulant pas les restaurer et qui certainement, en les touchant et caressant doit entendre les bruits, les rires les pleurs et les chants des anciens occupants. J'étais à Pompei et j'avais l'impression que dans ces ruines de plus de 2000 ans les bruits de la ville étaient restés suspendus et qu'il suffisait de fermer les yeux pour mieux les entendre.
Bises à vous deux
Je suis contente que vous ayez fait une jolie croisière, Maryvonne et toi. Fais lui plein de bises. J'aime quand elle sourit. Le sourire d'une personne est presque plus important pour moi que son regard. Je viens de m'en apercevoir. Et pourtant le regard de Maryvonne, c'est déjà quelque chose !
Et toi, tu me fais rire, Raymond, avec ma grosse Marraine ! Mais je vais changer de tactique. Je ne vais plus réclamer un tableau "Botero" de "Marraine". Désormais, même quand j'écrirai sur ton blog, c'est mon silence éloquent que tu entendras entre les mots... Maligne, hein, la Lika ?
Salut Lika,
Je suis comme Raymond, j'aime ce vieil homme. Ce texte est très beau et j'aime beaucoup cette la petite tristesse qu'il me laisse. Vague, légère, presque imperceptible, mais....
Peut-être qu'on a tous une petite ruine qui nous attend quelque part. Ou peut-être qu'on est tous une petite ruine et qu'on attend en silence, sans oser même se le dire, cette main lente du vieil homme qui saurait soulever la ronce pour caresser la pierre. Fichtre, ça doit être un peu ça et me voilà qui prend les boules.
Bref, je t'embrasse et retourne à ma lecture, parce que j'ai pris un sacré retard sur ton blog, toute affairée que je le suis dans mes élixirs de jeunesse !
Gros gros bisous donc. Tu me manques.
Eh, vagabonde, faut pas avoir les boules ! J'ai écrit ça en 1988, je crois (la flemme de vérifier), en pensant à tous mes textes pas tout à fait corrigés - pas vraiment mis au propre - et j'en écrivais toujours de nouveaux... Je me suis dit (j'étais encore infirmière à l'époque) : il faut vraiment les taper sur l'ordinateur, et en finir avec le flou des cahiers. C'était l'idée. Tu es mignonne de me dire que tu aimes ce que j'écris. Venant de toi, ce n'est pas rien ! A bientôt, petit bout, avec plein de bisous.
Que c'est joli cet homme( vieux?) et ses ruines...! J'ai randonné aujourd'hui à la chapelle st Gabriel, et si j"ai mal aux pieds, cela ne m'a pas empêchée de me sentir habitée de l'âme des ruines romaines, et de leur chuchotement... Acheter des ruines, y unir nos âmes, le plus intéressant en somme... parce que bâtir, bâtir, tant que ce n'est que sur des ruines, quel intérêt, hein??? Je t"embrasse, ma Lika
@ Charlotte : Merci, petite Charlotte pour tes mots gentils. J'avais expliqué ici (commentaire à la vagabonde...) ce qui avait donné naissance à ce texte. Et, surprise, en le terminant, je m'étais rendu compte qu'il valait aussi bien pour le père de Sarah que pour moi. Bizarre, hein ? Le passage que je préférais était "si le ciel était à vendre..." Je t'embrasse tout plein.
Magnifique ce texte ! J'aimerais rencontrer cet homme et sa fille.
Bien amicalement,
Anne
@ Anne : Quelle surprise ! Voilà bien un mois que je ne suis pas venue sur ce blog abandonné. Merci d'aimer ce texte. Je vous parlerai de cela plus tard. Amitiés ! Lika