le blog de Lika Spitzer

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Le tournesol de Davos

Vient d'être publié en décembre 2023

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Mademoiselle Pinelli (3ème partie, ch.79)

Mademoiselle Pinelli s'est mis dans la tête de se faire inviter à la maison pour convaincre mes parents de me laisser entrer au conservatoire, et surtout pour essayer ce grand piano dont je lui ai imprudemment parlé. Lasse de mes onomatopées réticentes dès qu'elle m'interroge, elle veut en avoir le cœur net : il lui faut examiner et mes parents et notre piano.

Haute comme trois pommes, la cinquantaine, corse et sœur de colonel, mon professeur de piano est fière de l'éducation qu'elle a reçue, quoique son tempérament volcanique et la rage de se voir traitée sans assez de respect par les religieuses balayent à tout propos ses principes. Elle s'arrache les cheveux au souvenir de sa bêtise de jeune fille. L'oral : Elle n'avait que l'oral à repasser ! Elle aurait pu devenir professeur titulaire au conservatoire ! où elle ne donne que des cours de solfège ! et bien contente. Parce que s'il ne fallait compter que sur ce salaire de misère chez les sœurs ! Elle qui était si heureuse à vingt ans de travailler dans une institution religieuse ! Quelle gourde ! Confiance dans les religieuses ! Non seulement elles sont ladres, mais en plus elles déclarent moins d'heures qu'elle n'en a fait à la Sécurité sociale, pour payer moins de charges, ce qui fait que le jour de la retraite... Quelle honte ! des êtres consacrés à Dieu ! qui profitent de la pauvreté d'une artiste ! traitent comme une mendiante la soeur d'un colonel bientôt  général !

 La rancœur accumulée se ponctue de rots qui déportent le monologue sur les repas des professeurs, guère meilleurs que les nôtres. Et mademoiselle Pinelli de lever vers le plafond un visage de gargouille détruite par l'érosion, la petite main déjà un peu ridée tâtant avec pertinence les régions bousculées du ventre et de l'estomac. Ah, si son frère savait comment on la traite ici ! Naturellement mademoiselle Radureau s'arrange, elle, pour avoir de la viande grillée et des légumes verts à chaque repas... le foie malade, je vous demande un peu. Cette sainte-nitouche a su embobiner tout le monde (œil courroucé sur moi) et se faire chouchouter jusque dans les cuisines ! Une pécore dont les parents n'étaient que de vulgaires commerçants ! Mais ces soeurs-là ne comprennent rien à la véritable éducation; n'importe quelle grimace leur met de la poudre aux yeux. Les dominicaines, ah, c'est bien autre chose ! Et maintenant c'est trop tard, elle a gâché sa vie, et à faire quoi, s'il vous plaît ? à engraisser des oies ! Pauvre frère qui a tellement confiance en elle ! Elle a honte de ce qu'il va découvrir à son retour d'Indochine.

Il doit bientôt venir en permission pour plusieurs mois. Va demander à l'écouter au piano. Et que va-t-elle avoir à montrer ? Même ce scherzo de Chopin qu'elle jouait si bien autrefois, elle ne parvient plus à le travailler. «  Pousse-toi. » Et elle se met au piano. C'est nerveux. Émouvant. Et plein de fausses notes : « Tu vois ! J'ai beau faire, je n'ai plus de doigts.. » Elle est si fatiguée de ne jouer que sur des casseroles jamais accordées. Elle m'envie : moi au moins, j'ai la chance d'avoir chez moi un bon piano.

 Comment la contredire ? L'idée qu'elle s'est faite de notre piano est une calamité contre laquelle je me sens lâche. Entre mademoiselle Pinelli et moi il y a ce piano à queue dont je sais fort bien que les seuls soins qu'il reçoit touchent sa carcasse réfléchissante. Et elle a tellement envie de l'essayer !

Un an, elle va mettre un an pour réussir à se voir invitée pour le thé. Je me souviens d'une atmosphère lourde au salon. La pauvre femme, qui a pensé briller par sa belle éducation musicale et son emportement à demander qu'on soutienne mes efforts pour entrer au conservatoire, a été déconcertée de ne trouver au-dessus des tasses que des sourires vagues. Et puis, s'étant mise au piano, oh non... quelle horreur. Elle n'a rien dit. Mais j'ai perçu un gouffre de stupeur. Et c'est presque oppressée qu'elle a pris congé.

Depuis lors, il n'a plus jamais été question de notre casserole d'ébène – ni de conservatoire. Lucie Novella est devenue l'élève préférée : une jolie fille éclatante de vitalité, non seulement très douée pour le piano, mais possédant en plus une voix ravissante. Maintenant c'est avec elle que mademoiselle Pinelli se montre draconienne, en elle que notre petit professeur irascible met ses espérances.

Et moi, pendant ce temps, moi ?

Quand j'ai bien travaillé, mademoiselle Pinelli dit que plus tard mes invités seront contents de m'entendre. Et quand j'ai mal travaillé, elle n'enrage plus, se contente de jeter : « Je suppose que pour distraire ton mari plus tard, ça suffira », et comme je baisse la tête, grommelle « ce n'est pas grave, nous n'avons plus besoin de lever la barre trop haut, non ? »

Et je baisse encore plus la tête – et la barre.

 

 

Sur la Grande Roue du Prater (3ème partie ch.84)

– Voici, dit tante Nivès, la photo de votre cousine le soir de son premier bal. 

Marianne et moi nous nous penchons pour regarder. Dans ce crépuscule des tropiques, sous le flash, s'ouvrent ensemble dans le jardin les frous-frous violemment rouges des buissons et le tulle pastel de la robe de bal étalée sur l'herbe autour de notre belle cousine.

Irons-nous aussi au bal un jour ? Nous ne le savons pas, ou pire, nous nous doutons que personne n'abordera le sujet.

Nous sommes des jeunes filles à qui on se contente de faire croire vaguement les choses, des jeunes filles qu'on laisse toujours suspendues entre le possible et l'impossible, très haut dans les airs, comme immobilisées sur la Grande Roue du Prater, tandis qu'au-dessous la vie réelle, comme un chien, attend, menaçante, et on ne sait pas où est son maître.

Dangers ( 2ème partie- ch. 53)

On se fatigue de croire en Dieu dans ce pensionnat. Il y a trop de menaces dans les catéchismes, les épîtres, les missels, les prêches, je n'en peux plus.

Si vous avez cru complaire à Jésus en ayant le prix d'honneur, vous apprenez que vous risquez le péché d'orgueil, lequel a perdu Lucifer, naguère le plus intelligent ami de Dieu ! (Et quand le plus intelligent des amis de Dieu s'est fait avoir...)

Mais si vous décidez de ne plus exercer aucun de vos dons, de façon à être sûr de ne pas en tirer orgueil, c'est la parabole des talents qui vient vous avertir que vous risquez, là encore, d'être jeté en enfer pour avoir refusé de faire fructifier le potentiel qui vous a été confié.

Et si par miracle vous parvenez quand même à trouver votre chemin vers la perfection, il peut venir l'envie au diable de mettre la nuit le feu à votre matelas, comme on nous l'a montré dans un film sur le saint curé d'Ars. Enfin il faut vous rappeler en même temps que Jésus a maudit les tièdes.

Autant ne plus croire en Dieu, alors. Moi qui avais rêvé l'année de la communion de mourir pour entrer dans la lumière de Jésus, je ne sens plus, dans la vie comme dans la mort, qu'obscurité, solitude, pourrissement... je ne sais pas comment c'est venu.

Christiane Bernard est morte de la leucémie, il paraît qu'elle criait : « Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas  mourir ! » Elle était dans la classe de ma soeur; je pense à ses jolis cheveux bruns, à ses taches de rousseur, enterrés; j'ai peur.

Même le bruit de la chasse d'eau me terrifie, et pour le fuir, je suis forcée, quand je sors des cabinets de tirer la chaîne en même temps que je me jette dehors. Misérable, coupable, ridicule, je suis perdue. Et j'ai très peur que ça se voie.

"La vie" ( Première partie, ch.33)

Les grandes personnes parlent de la vie - qui a l'air d'entourer leur vie comme l'eau entoure les îles - de façon désabusée. Mais en même temps, elles ont l'air d'en attendre beaucoup. J'en attends moins.
Non seulement la vie me semble brutale, mais je la trouve déloyale, si je puis dire. Ainsi ce nouveau-né maigre aux yeux globuleux, au front haut et fuyant, qu'on imaginerait plutôt porteur de guêtres que de petits chaussons tricotés au point mousse, est bel et bien le bébé de Wanda. Pire, il est le fils, et le portrait en miniature de ce cruel propriétaire marié à qui Wanda a dû accorder je ne sais quoi d'horrible pour que la famille ne soit pas jetée à la rue.
Je ne comprends pas ce que vient faire un bébé au milieu de cette triste histoire. Maman a raconté à Reine que la femme du propriétaire ne peut avoir d'enfant, et qu'il est fou de joie à l'idée que Wanda lui ait donné un fils.
Décidément Wanda sait non seulement peindre des portraits, mais en plus, si on le lui réclame, elle peut faire un portrait en chair et en os... et je vois que certains adultes la blâment d'avoir accepté cette commande. "Pauvre Wanda, dit maman, elle seule subvient aux besoins de ses deux petites filles et de sa mère, elle n'avait pas le choix." De ses grandes et solides mains de sculpteur, Wanda tient l'enfant et lui sourit avec calme, semblant lui dire : voilà, mon garçon, la vie est ainsi faite, nous devons nous en accommoder.
Et moi je parcours des yeux cette salle d'hôpital, où sur chaque lit en fer se vit une histoire avec si peu de place pour la jouer, une salle remplie d'histoires entassées sous vos yeux, chaque histoire touchant sa voisine comme les alvéoles de la ruche, toute ces filles sans mari sur leur lit de pensionnaire, tous ces bébés, tous ces gens bruyants qui apportent des fleurs, des paquets, s'installent, prennent toue la place.
J'aime mieux les histoires de mes livres, où chaque héros dispose de pages et de pages pour ses aventures, sans que personne ne vienne lui disputer sa place. Du début à la la fin du livre, c'est son prénom qui revient sans cesse, et les choses finissent toujours par bien tourner pour lui. Reine dit souvent chienne de vie, mais ne dirait pas chien de livre. Même pour Sans famille, où Rémi est comme elle un enfant trouvé - trop souvent maltraité.
La vie, je vois qu'on ne peut pas la reposer comme un livre, pour la reprendre selon son caprice. Elle est toujours là autour des gens, à les harceler, à se transformer et transformer sans leur demander leur avis. Je ne l'aime pas.

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