mardi, août 25 2009, 12:05
Mademoiselle Pinelli (3ème partie, ch.79)
Par Lika Spitzer - Le tournesol de Davos - Lien permanent
Mademoiselle Pinelli s'est mis dans la tête de se faire inviter à la maison pour convaincre mes parents de me laisser entrer au conservatoire, et surtout pour essayer ce grand piano dont je lui ai imprudemment parlé. Lasse de mes onomatopées réticentes dès qu'elle m'interroge, elle veut en avoir le cœur net : il lui faut examiner et mes parents et notre piano.
Haute comme trois pommes, la cinquantaine, corse et sœur de colonel, mon professeur de piano est fière de l'éducation qu'elle a reçue, quoique son tempérament volcanique et la rage de se voir traitée sans assez de respect par les religieuses balayent à tout propos ses principes. Elle s'arrache les cheveux au souvenir de sa bêtise de jeune fille. L'oral : Elle n'avait que l'oral à repasser ! Elle aurait pu devenir professeur titulaire au conservatoire ! où elle ne donne que des cours de solfège ! et bien contente. Parce que s'il ne fallait compter que sur ce salaire de misère chez les sœurs ! Elle qui était si heureuse à vingt ans de travailler dans une institution religieuse ! Quelle gourde ! Confiance dans les religieuses ! Non seulement elles sont ladres, mais en plus elles déclarent moins d'heures qu'elle n'en a fait à la Sécurité sociale, pour payer moins de charges, ce qui fait que le jour de la retraite... Quelle honte ! des êtres consacrés à Dieu ! qui profitent de la pauvreté d'une artiste ! traitent comme une mendiante la soeur d'un colonel bientôt général !
La rancœur accumulée se ponctue de rots qui déportent le monologue sur les repas des professeurs, guère meilleurs que les nôtres. Et mademoiselle Pinelli de lever vers le plafond un visage de gargouille détruite par l'érosion, la petite main déjà un peu ridée tâtant avec pertinence les régions bousculées du ventre et de l'estomac. Ah, si son frère savait comment on la traite ici ! Naturellement mademoiselle Radureau s'arrange, elle, pour avoir de la viande grillée et des légumes verts à chaque repas... le foie malade, je vous demande un peu. Cette sainte-nitouche a su embobiner tout le monde (œil courroucé sur moi) et se faire chouchouter jusque dans les cuisines ! Une pécore dont les parents n'étaient que de vulgaires commerçants ! Mais ces soeurs-là ne comprennent rien à la véritable éducation; n'importe quelle grimace leur met de la poudre aux yeux. Les dominicaines, ah, c'est bien autre chose ! Et maintenant c'est trop tard, elle a gâché sa vie, et à faire quoi, s'il vous plaît ? à engraisser des oies ! Pauvre frère qui a tellement confiance en elle ! Elle a honte de ce qu'il va découvrir à son retour d'Indochine.
Il doit bientôt venir en permission pour plusieurs mois. Va demander à l'écouter au piano. Et que va-t-elle avoir à montrer ? Même ce scherzo de Chopin qu'elle jouait si bien autrefois, elle ne parvient plus à le travailler. « Pousse-toi. » Et elle se met au piano. C'est nerveux. Émouvant. Et plein de fausses notes : « Tu vois ! J'ai beau faire, je n'ai plus de doigts.. » Elle est si fatiguée de ne jouer que sur des casseroles jamais accordées. Elle m'envie : moi au moins, j'ai la chance d'avoir chez moi un bon piano.
Comment la contredire ? L'idée qu'elle s'est faite de notre piano est une calamité contre laquelle je me sens lâche. Entre mademoiselle Pinelli et moi il y a ce piano à queue dont je sais fort bien que les seuls soins qu'il reçoit touchent sa carcasse réfléchissante. Et elle a tellement envie de l'essayer !
Un an, elle va mettre un an pour réussir à se voir invitée pour le thé. Je me souviens d'une atmosphère lourde au salon. La pauvre femme, qui a pensé briller par sa belle éducation musicale et son emportement à demander qu'on soutienne mes efforts pour entrer au conservatoire, a été déconcertée de ne trouver au-dessus des tasses que des sourires vagues. Et puis, s'étant mise au piano, oh non... quelle horreur. Elle n'a rien dit. Mais j'ai perçu un gouffre de stupeur. Et c'est presque oppressée qu'elle a pris congé.
Depuis lors, il n'a plus jamais été question de notre casserole d'ébène – ni de conservatoire. Lucie Novella est devenue l'élève préférée : une jolie fille éclatante de vitalité, non seulement très douée pour le piano, mais possédant en plus une voix ravissante. Maintenant c'est avec elle que mademoiselle Pinelli se montre draconienne, en elle que notre petit professeur irascible met ses espérances.
Et moi, pendant ce temps, moi ?
Quand j'ai bien travaillé, mademoiselle Pinelli dit que plus tard mes invités seront contents de m'entendre. Et quand j'ai mal travaillé, elle n'enrage plus, se contente de jeter : « Je suppose que pour distraire ton mari plus tard, ça suffira », et comme je baisse la tête, grommelle « ce n'est pas grave, nous n'avons plus besoin de lever la barre trop haut, non ? »
Et je baisse encore plus la tête – et la barre.
5 commentaires
Personne ne l'a commenté, ce texte. Il doit y avoir une raison, il y a toujours une raison. C'était trop long pour un blog ? trop ennuyeux ?
Je vous explique pourquoi il est possible que vous n'ayez pas de commentaire.
Je n'ai aucun sens de l'orientation et je me suis perdue dans DAVOS (ne cherchez plus d'autre titre) à la recherche des tournesols.
J'ai voulu relire le dentier de Mme Bette Davis, je me suis retrouvée dans 'textes épars' (qui mérite bien son nom lui aussi).
Là dessus, j'ai voulu retourner sur mes pas dans DAVOS (le lecteur est fantasque), plongée en apnée, le bridge, les plantes, le cousin, la pierrette, le père, les commentaires de certains qui ont déjà été largués en route.
Le truc des cailloux du petit poucet ne marche pas dans votre blog. Vous avez des titres tellement improbables que je ne peux les raccrocher à rien (est ce que mariage rime avec potage est dans textes épars ou bien ?).
Si vous avez un compteur de passage et un chrono de lecture, j'ai fait péter les scores de fréquentation de votre blog aujourd'hui. Alors ne vous désolez pas, il y en a bien d'autres comme moi.
C"est une véritable galerie de portraits que je déguste à pas lents, ne vous y trompez pas.
Madame Pinelli m'a immédiatement fait penser au célèbre calendrier italien non éponyme. Fatal error, elle est naine et lourde.
Je rends hommage à vos ruptures de rythme. A peine embarquée, vraiment très loin d'être arrivée.
C'est plein de surprises. J'ai envie d'inviter tout le monde à dîner.
Norma J, je vous adore ! Vous appuyez là où ça fait mal, mais cela me fait du bien. Par quel tour de passe-passe ? Simplement parce que je sens votre sympathie, Norma J.
Je le sais bien que mon blog est un foutoir. Je vais tout de suite téléphoner à Raoul, mon blogmaster. Voilà des semaines, des mois que je dis ça, mais vous, avec vos remarques désopilantes et justes - et encourageantes, puisque vous ne vous ennuyez pas à me lire - vous avez le pouvoir de me sortir de ma procrastination crasse. Je vous quitte pour lui téléphoner. Merci.
Ca y est ! J'ai téléphoné à mon blogmaster. Youpi ! Ca rime un peu avec merci ! Va-t-il aussi me dire comment on peut mettre une cédille à un C majuscule, quand on ne travaille pas sur Word...