Les grandes personnes parlent de la vie - qui a l'air d'entourer leur vie comme l'eau entoure les îles - de façon désabusée. Mais en même temps, elles ont l'air d'en attendre beaucoup. J'en attends moins.
Non seulement la vie me semble brutale, mais je la trouve déloyale, si je puis dire. Ainsi ce nouveau-né maigre aux yeux globuleux, au front haut et fuyant, qu'on imaginerait plutôt porteur de guêtres que de petits chaussons tricotés au point mousse, est bel et bien le bébé de Wanda. Pire, il est le fils, et le portrait en miniature de ce cruel propriétaire marié à qui Wanda a dû accorder je ne sais quoi d'horrible pour que la famille ne soit pas jetée à la rue.
Je ne comprends pas ce que vient faire un bébé au milieu de cette triste histoire. Maman a raconté à Reine que la femme du propriétaire ne peut avoir d'enfant, et qu'il est fou de joie à l'idée que Wanda lui ait donné un fils.
Décidément Wanda sait non seulement peindre des portraits, mais en plus, si on le lui réclame, elle peut faire un portrait en chair et en os... et je vois que certains adultes la blâment d'avoir accepté cette commande. "Pauvre Wanda, dit maman, elle seule subvient aux besoins de ses deux petites filles et de sa mère, elle n'avait pas le choix." De ses grandes et solides mains de sculpteur, Wanda tient l'enfant et lui sourit avec calme, semblant lui dire : voilà, mon garçon, la vie est ainsi faite, nous devons nous en accommoder.
Et moi je parcours des yeux cette salle d'hôpital, où sur chaque lit en fer se vit une histoire avec si peu de place pour la jouer, une salle remplie d'histoires entassées sous vos yeux, chaque histoire touchant sa voisine comme les alvéoles de la ruche, toute ces filles sans mari sur leur lit de pensionnaire, tous ces bébés, tous ces gens bruyants qui apportent des fleurs, des paquets, s'installent, prennent toue la place.
J'aime mieux les histoires de mes livres, où chaque héros dispose de pages et de pages pour ses aventures, sans que personne ne vienne lui disputer sa place. Du début à la la fin du livre, c'est son prénom qui revient sans cesse, et les choses finissent toujours par bien tourner pour lui. Reine dit souvent chienne de vie, mais ne dirait pas chien de livre. Même pour Sans famille, où Rémi est comme elle un enfant trouvé - trop souvent maltraité.
La vie, je vois qu'on ne peut pas la reposer comme un livre, pour la reprendre selon son caprice. Elle est toujours là autour des gens, à les harceler, à se transformer et transformer sans leur demander leur avis. Je ne l'aime pas.