vendredi, juillet 24 2009, 14:12
"La vie" ( Première partie, ch.33)
Par Lika Spitzer - Le tournesol de Davos - Lien permanent
Les grandes personnes parlent de la vie - qui a l'air d'entourer leur vie comme l'eau entoure les îles - de façon désabusée. Mais en même temps, elles ont l'air d'en attendre beaucoup. J'en attends moins.
Non seulement la vie me semble brutale, mais je la trouve déloyale, si je puis dire. Ainsi ce nouveau-né maigre aux yeux globuleux, au front haut et fuyant, qu'on imaginerait plutôt porteur de guêtres que de petits chaussons tricotés au point mousse, est bel et bien le bébé de Wanda. Pire, il est le fils, et le portrait en miniature de ce cruel propriétaire marié à qui Wanda a dû accorder je ne sais quoi d'horrible pour que la famille ne soit pas jetée à la rue.
Je ne comprends pas ce que vient faire un bébé au milieu de cette triste histoire. Maman a raconté à Reine que la femme du propriétaire ne peut avoir d'enfant, et qu'il est fou de joie à l'idée que Wanda lui ait donné un fils.
Décidément Wanda sait non seulement peindre des portraits, mais en plus, si on le lui réclame, elle peut faire un portrait en chair et en os... et je vois que certains adultes la blâment d'avoir accepté cette commande. "Pauvre Wanda, dit maman, elle seule subvient aux besoins de ses deux petites filles et de sa mère, elle n'avait pas le choix." De ses grandes et solides mains de sculpteur, Wanda tient l'enfant et lui sourit avec calme, semblant lui dire : voilà, mon garçon, la vie est ainsi faite, nous devons nous en accommoder.
Et moi je parcours des yeux cette salle d'hôpital, où sur chaque lit en fer se vit une histoire avec si peu de place pour la jouer, une salle remplie d'histoires entassées sous vos yeux, chaque histoire touchant sa voisine comme les alvéoles de la ruche, toute ces filles sans mari sur leur lit de pensionnaire, tous ces bébés, tous ces gens bruyants qui apportent des fleurs, des paquets, s'installent, prennent toue la place.
J'aime mieux les histoires de mes livres, où chaque héros dispose de pages et de pages pour ses aventures, sans que personne ne vienne lui disputer sa place. Du début à la la fin du livre, c'est son prénom qui revient sans cesse, et les choses finissent toujours par bien tourner pour lui. Reine dit souvent chienne de vie, mais ne dirait pas chien de livre. Même pour Sans famille, où Rémi est comme elle un enfant trouvé - trop souvent maltraité.
La vie, je vois qu'on ne peut pas la reposer comme un livre, pour la reprendre selon son caprice. Elle est toujours là autour des gens, à les harceler, à se transformer et transformer sans leur demander leur avis. Je ne l'aime pas.
4 commentaires
Je pensai avoir déjà commenté ce texte que j'aime beaucoup.
La tolérance de cœur de votre mère est touchante : de quoi s 'était elle-même sentie obligée... avec ses 2 filles?
L'écriture sur votre regard d'enfant de la salle d'hôpital est remarquable.
D'échapper au réel sur lequel on a pas de prise grâce au royaume des livres qu'on contrôle m'est aussi familier.
C'est une véritable pépite ce texte.
Norma J, merci pour ce vous me dites... Mais je ne vais plus avoir l'imprudence d'expliquer quoi que soit (même si je vois un point d'interrogation), d'ailleurs, je n'y arriverais pas. J'ai su - pressée par le besoin d'éclaircir un peu le chaos de notre enfance - "effleurer" certains éléments, mais expliquer est toujours réducteur, vous avez vu...
Je lis en ce moment "L'écorce et le noyau", de Nicolas Abraham et Maria Torok. Le mot énigmatique de "forclos" m'a, depuis des années, littéralement hantée, et jamais je ne trouvais d'élucidation . Là, enfin...
Je descends rue Lepic et je porte un de tes sacs rouges, très lourd. Je connais ce poids anguleux, des livres, forcément. J'ouvre.
Artaud. Tout Artaud. Y.c. une bio que ne connais pas.
Je pars en live : J'avais 14 ans . Artaud, Rimbaud, découverts au même moment. Certains disaient l'un fou et l'autre mal devenu.
Je me foutais de tout et sous mes couvertures, l'un parlait à l'autre, cela sonnait dans ma tête. J'avais peur de la folie mais...
Je n'avais pas l'âge d'Arthur et je savais qu'Antonin avait découvert Baudelaire à l'âge que j'avais au moment où je le lisais.
Je débarquai dans une vie que je testai comme une mille-pattes avec attention et curiosité.
Je pensai que les habitudes et le temps corrompent les âmes. Donc, nous ne faisions rien comme comme personne et mangions des pâtes au chocolat, juste pour être différent.
Pareil que "les poings dans les poches crevées".
Idem que " comme un trait perce la croûte".
Mercimamercé.
Bon anniversaire.
Oui, je sais que je vais garder un souvenir lumineux de cette descente, rue Lepic, vers le métro Blanche, toi portant mes livres et me racontant, volubile et concentrée, ce qu'Artaud et Rimbaud ont représenté pour toi... ! Cette Noutchka-là, je l'avais perdue de vue. Emerveillée de l'avoir retrouvée. Le plus beau cadeau d'anniversaire !
Cette portion de la rue Lepic, jusque là détestée, entre le métro Blanche et la rue des Abbesses, maintenant, peut-être que je vais l'aimer, grâce à toi... Sarah dessinait des coeurs partout. J'en dessine un ici, en pensée, pour toi...