C'est étrange, n'est-ce pas, je sais que je dois toujours me dépêcher avant le couvre-feu de ma volonté.
Prenons un exemple. Il est sept heures quarante. Après avoir pris le petit déjeuner près de Philippe, je reste seule et je dois me mettre immédiatement au piano, ou devant mes notes sur Emily Dickinson, qu'importe, du moment qu'il s'agit d'une tâche délicate que je me suis fixée et qui réclame une attention ferme, immédiate et surtout quotidienne.
Si je me laisse distraire par l'envie de feuilleter un livre qui n'a rien à voir avec ces tâches en cours, aussitôt je sais que je vais en saisir un autre, puis un autre, que je vais peut-être aller mollement faire la vaisselle, revenir retaper notre lit si nos chats n'y sont pas encore vautrés, me faire couler un bain, donner un ou deux coups de fil, le temps qu'il refroidisse un peu, et ensuite, avant de me laver, mettre un peu de musique, réchauffer le bain, me résigner - et rien n'est moins sûr - à m'habiller, toutes choses qui n'ont rien d'urgent, puisque je reste seule ici jusqu'au retour de Philippe à neuf heures du soir.
Si donc je ne suis pas entrée au plus vite dans l'essentiel, survient inexorablement (ou presque) le couvre-feu de ma volonté.
Le jour entier va se passer sans que je puisse savoir au juste à quoi je l'ai consacré, jusqu'au moment où j'entendrai un bruit de clé dans la serrure : Philippe, revenu de son travail. Il enlève sa veste, se rend aux toilettes, se lave les mains et me demande gentiment comment s'est passée ma journée.
- A pas grand-chose, sera ma réponse.
Et lui, encourageant, me dira  : "Ne t'inquiète pas, demain ça ira mieux." Alors tranquillement, il se mettra à faire la vaisselle qui stagne dans l'évier, à poser les assiettes sur la table, les verres, les couverts - choses que je fais volontiers au cours de la journée si j'ai commencé d'abord par l'essentiel - et à chercher dans le frigo de quoi préparer un dîner.
... Et maintenant mon bain va être froid.