Tout le monde à la maison aime l'air goguenard de Pierrette. On dirait même qu'elle nous intimide un peu. C'est maman qui a découvert Pierrette peu de temps après notre retour en France.

Fixés à Nice parce que Mamy adore cette ville qui lui rappelle les premières années de son veuvage, nous vivons tous dans un petit hôtel autour d'elle : les deux filles sans mari et leurs six enfants, les uns venant de Chine, les autres d'Indochine, dans une grande confusion de caractères, d'usages, de problèmes, en attendant que Mamy trouve à acheter l'appartement qui doit nous réunir tous.

Une nuit maman entend des cris d'appel au secours dans les couloirs de l'hôtel. Elle ouvre sa porte, et une jeune femme s'engouffre dans sa chambre : Pierrette.

Plus tard, quand il a fallu chercher quelqu'un pour seconder Reine, c'est à Pierrette qu'on a pensé. Au début Reine est contente. Cette grande fille délurée lui plaît. Sans doute a-t-elle un peu mauvais genre avec cette mèche sur l'oeil et cette jupe moulante, mais bon, il faut que jeunesse se passe.

Et puis, nous les enfants, nous savons que Reine aime bien les histoires polissonnes, et quand on n'a que huit ou dix ans, on ne peut pas faire le poids avec une Pierrette. S'il nous arrive encore de déboucher dans l'office, à l'instant nous sommes chassés par Pierrette : « Allez ouste ! les enfants n'ont rien à faire ici. » Aussitôt arrivés, aussitôt chassés. Mais c'est curieux on ne lui en veut pas, à Pierrette. On a juste envie de grandir. Reine proteste pour la forme. Tout de même ! Les enfants des patrons... Mais on la voit contente d'être seule avec sa belle Pierrette. Pour une fois qu'elle peut parler des hommes avec quelqu'un qui a l'air d'en savoir autant qu'elle.

Moi, le peu d'agréable que je sais des hommes, je le tiens de Reine, car pas plus que vous ne trouvez de palmiers au Groenland, vous ne trouvez d'hommes dans notre famille; et quand elle me raconte le bonheur d'être amoureuse, autant que la petite sirène je me sens impatiente de rencontrer les hommes, ces êtres extraordinaires.

Pierrette aussi aime les hommes, quoiqu'elle déclare n'en attendre rien de fameux. Son préféré trône dans notre salle à manger, il est en bronze : ce qui le rend incapable de nuisance, explique-t-elle cajoleuse, en le chatouillant avec son plumeau. Et on peut voir que lui, du front aux orteils, il n'a jamais un grain de poussière. « C'est mon amoureux », dit-elle.

Indifférente au charme des deux lutteurs du salon, Pierrette a choisi pour amoureux l'homme qui semble, quoique dangereusement musclé, vouloir garder du temps pour rêver : assis sur le buffet comme sur une grève, une jambe repliée, l'autre étendue, l'oeil perdu dans le lointain – quelqu’un qui n’aime pas qu’on le dérange, ça se sent. Mais Pierrette a pris l'habitude, quand elle va mettre le couvert pour le repas, de couvrir les épaules de son héros avec le napperon brodé qui orne la table pendant la journée; et cela fait, elle le regarde avec satisfaction, comme si elle venait de lui éviter un rhume.

Pour les patrons, raconte Reine, Pierrette a moins d'égards. Il paraît qu’elle mange le pain frais et sert le pain rassis à table, qu'elle dit : « Ben quoi c'est nous qui travaillons, normal que ce soit nous qui mangions en priorité. » Mais nos parents éprouvent pour Pierrette une sympathie amusée. Même ils nous confient à elle, quand elle doit aller à l'hôpital pour sa piqûre, ça nous fait prendre l'air.

 Une grue, oui, et qui va nous attirer des ennuis, dit Reine.

Et de raconter à qui veut l'entendre comment Pierrette met ses grands pieds sur la table de la cuisine, considère ses chaussures fatiguées et soupire : « Bon, va falloir que j'aille faire un tour au Cinéac. »

– Pour chercher un homme dans ce cinéma, si on peut appeler ça un cinéma, dit Reine, il faut être tombée bien bas.

Tombée... Pierrette arrive un jour très en retard au travail, avec des bleus partout : « Cette nuit j'étais si saoûle, explique-t-elle à tante Nivès, que je n'ai pas réussi à tenir sur la moto, mon petit ami m'a perdue en route. »

On ne peut pas former Pierrette. Alors voilà, Reine ne l'aime plus. Et comme en plus elle sent des pieds, Reine en parle à tout le monde en laissant entendre que certaines mauvaises actions et l'odeur des pieds vont de pair. Pour finir, Pierrette s'en va, et personne ne parle plus d'elle à la maison, ne pense plus à elle on dirait, sauf tante Nivès, qui tricote des chaussons jaune paille pour le bébé syphilitique de Pierrette.