vendredi, octobre 23 2009, 22:18
Pierrette Le Tournesol de Davos 2ème partie ch.37
Par Lika Spitzer - Le tournesol de Davos - Lien permanent
Tout le monde à la maison aime l'air goguenard de Pierrette. On dirait même qu'elle nous intimide un peu. C'est maman qui a découvert Pierrette peu de temps après notre retour en France.
Fixés à Nice parce que Mamy adore cette ville qui lui rappelle les premières années de son veuvage, nous vivons tous dans un petit hôtel autour d'elle : les deux filles sans mari et leurs six enfants, les uns venant de Chine, les autres d'Indochine, dans une grande confusion de caractères, d'usages, de problèmes, en attendant que Mamy trouve à acheter l'appartement qui doit nous réunir tous.
Une nuit maman entend des cris d'appel au secours dans les couloirs de l'hôtel. Elle ouvre sa porte, et une jeune femme s'engouffre dans sa chambre : Pierrette.
Plus tard, quand il a fallu chercher quelqu'un pour seconder Reine, c'est à Pierrette qu'on a pensé. Au début Reine est contente. Cette grande fille délurée lui plaît. Sans doute a-t-elle un peu mauvais genre avec cette mèche sur l'oeil et cette jupe moulante, mais bon, il faut que jeunesse se passe.
Et puis, nous les enfants, nous savons que Reine aime bien les histoires polissonnes, et quand on n'a que huit ou dix ans, on ne peut pas faire le poids avec une Pierrette. S'il nous arrive encore de déboucher dans l'office, à l'instant nous sommes chassés par Pierrette : « Allez ouste ! les enfants n'ont rien à faire ici. » Aussitôt arrivés, aussitôt chassés. Mais c'est curieux on ne lui en veut pas, à Pierrette. On a juste envie de grandir. Reine proteste pour la forme. Tout de même ! Les enfants des patrons... Mais on la voit contente d'être seule avec sa belle Pierrette. Pour une fois qu'elle peut parler des hommes avec quelqu'un qui a l'air d'en savoir autant qu'elle.
Moi, le peu d'agréable que je sais des hommes, je le tiens de Reine, car pas plus que vous ne trouvez de palmiers au Groenland, vous ne trouvez d'hommes dans notre famille; et quand elle me raconte le bonheur d'être amoureuse, autant que la petite sirène je me sens impatiente de rencontrer les hommes, ces êtres extraordinaires.
Pierrette aussi aime les hommes, quoiqu'elle déclare n'en attendre rien de fameux. Son préféré trône dans notre salle à manger, il est en bronze : ce qui le rend incapable de nuisance, explique-t-elle cajoleuse, en le chatouillant avec son plumeau. Et on peut voir que lui, du front aux orteils, il n'a jamais un grain de poussière. « C'est mon amoureux », dit-elle.
Indifférente au charme des deux lutteurs du salon, Pierrette a choisi pour amoureux l'homme qui semble, quoique dangereusement musclé, vouloir garder du temps pour rêver : assis sur le buffet comme sur une grève, une jambe repliée, l'autre étendue, l'oeil perdu dans le lointain – quelqu’un qui n’aime pas qu’on le dérange, ça se sent. Mais Pierrette a pris l'habitude, quand elle va mettre le couvert pour le repas, de couvrir les épaules de son héros avec le napperon brodé qui orne la table pendant la journée; et cela fait, elle le regarde avec satisfaction, comme si elle venait de lui éviter un rhume.
Pour les patrons, raconte Reine, Pierrette a moins d'égards. Il paraît qu’elle mange le pain frais et sert le pain rassis à table, qu'elle dit : « Ben quoi c'est nous qui travaillons, normal que ce soit nous qui mangions en priorité. » Mais nos parents éprouvent pour Pierrette une sympathie amusée. Même ils nous confient à elle, quand elle doit aller à l'hôpital pour sa piqûre, ça nous fait prendre l'air.
– Une grue, oui, et qui va nous attirer des ennuis, dit Reine.
Et de raconter à qui veut l'entendre comment Pierrette met ses grands pieds sur la table de la cuisine, considère ses chaussures fatiguées et soupire : « Bon, va falloir que j'aille faire un tour au Cinéac. »
– Pour chercher un homme dans ce cinéma, si on peut appeler ça un cinéma, dit Reine, il faut être tombée bien bas.
Tombée... Pierrette arrive un jour très en retard au travail, avec des bleus partout : « Cette nuit j'étais si saoûle, explique-t-elle à tante Nivès, que je n'ai pas réussi à tenir sur la moto, mon petit ami m'a perdue en route. »
On ne peut pas former Pierrette. Alors voilà, Reine ne l'aime plus. Et comme en plus elle sent des pieds, Reine en parle à tout le monde en laissant entendre que certaines mauvaises actions et l'odeur des pieds vont de pair. Pour finir, Pierrette s'en va, et personne ne parle plus d'elle à la maison, ne pense plus à elle on dirait, sauf tante Nivès, qui tricote des chaussons jaune paille pour le bébé syphilitique de Pierrette.
7 commentaires
j'ai toujours adoré le monde de ton enfance. bizs
Merci Bets de ce que tu me dis. Je suis toucheé -pan ! - au coeur.
J'adore ce texte, la vitalité ambiante, le personnel de maison, le nettoyage du bronze au plumeau, la murge de Pierette, le BB syphilitique ... et "La viocque" (prenez les guillemets et la majuscule comme une marque de déférence affectueuse).
"La viocque", je la comprends.
Réunir toute la famille dans un même appart, une petite fille qui dresse des fourmis dans sa baignoire, un petit garçon qui zigouille les mouches à l'encre de Chine, la tante Nives qui tricote des chaussons, votre mère (mon héroine préférée) avec ses gestes de cœur pour déclassés qui récupère une nécessiteuse dans le couloir d'un palace de la riviera... qui a mauvais genre et qui s'appelle Pierrette!
A sa place, j'aurais surement joué au bridge (Qu'est que tu veux foutre d'autre à Nice, quand tu es vieille, veuve et soutien de famille apparement d'une tripotée de chiards).
Et j'aurais très vraisemblablement bu du scotch. Beaucoup de scotch. En silence. A doses filées. Avec mes bijoux, mon vison, mon bridge, ma flasque en argent. (Tu sais, Chéri, celle que tu m'as offerte. Je t'assure, ça m'aide à supporter les petits. Ils démarrent le piano, c'est une horreur!).
En fait, "La viocque" elle assurait et elle tenait l'alcool. RESPECT.
C'est un vrai bonheur que vos textes soient publiés.
PS : Jessie Royce c'est aussi la milliardaire, Mme Stevens, la mère de Frances dans "La main au collet". (Frances, Nives, Mercédes...)
Norma J, j'ai éclaté de rire plusieurs fois en lisant vos commentaires. Je vous parlerai un peu plus demain soir. C'est sympa de venir fouiller avec votre vaillante lampe de poche dans mon labyrinthe. Seriez-vous spéléologue ?
Norma J, nous ne féquentions pas La Riviera de S.Fitzgerald ! (Je me retrouve pourtant ce qu'il dit de l'écriture : "Ecrire pour réparer le désordre de sa vie.") Mais de palace, point. Seulement un hôtel correct. Hum... si correct, avec une Pierrette entre les murs ?
Norma J, vous éclairez d'un jour nouveau le côté largué de notre parentèle !
Ca me rappelle une histoire. Une amie recommandait à des collaborateurs, habitant comme elle la province, un hôtel dans le Quartier Latin : pas cher, des chambres chouettes, des hôteliers adorables... Au retour les copains lui disent : - Sais-tu où tu nous a envoyés ? Dans un hôtel de passe ! Elle n'en revenait pas. N'avait rien remarqué. Ah, comme nous avions ri !
Mais pourquoi, cruelle, n'y a t-il plus de nouveaux tournesols de Davos ?
Chère Norma J, je me languissais de vous. Je croyais que vous m'aviez oubliée, et je me disais "c'est la vie... elle n'a même pas vu que j'avais fait de l'ordre dans mon fatras". La vie... Est-ce que j'avais mis le texte "la vie" ? Je vais aller voir. Sinon, j'en mets un autre. Mais comme mon Tournesol est en ce moment en pdf, car en cours de publication, je ne sais pas le remettre sous Word pour l'envoyer sur le blog. Toujours aussi douée en somme... Sinon, j'en mets un autre.Je peux vous faire une bise reconnaissante ? Vous êtes une de mes commentatrices préférées : drôle, incisive, sensible, pertinente, réaliste et fantasque. Tout ce que j'aime, quoi.