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     Un soir j'arrive chez Michèle. Elle était en train de regarder la fin d'un western célèbre (dommage, je ne me rappelle pas le titre) à la télé, avec des copains. L'un d'entre eux, exagérément galant, veut me faire une place auprès de lui, dispose des coussins, et je sentais sous ses gestes une misogynie sévère, une sorte de "assieds-toi, sois belle et tais-toi". Je prends une autre place en retrait et je regarde en silence.
     Contre un flanc de montagne escarpé, impressionnant, se livrait une bataille décisive, l'homme voulait trahir la femme pour sauver sa peau, elle au contraire le rejoint pour le protéger, il est perdu, il prend cette fidèle main dans la sienne, une balle le frappe, sa main s'ouvre... et le spectateur dont je parlais nous fait aussitôt un cours sur la grâce de cette main ouverte, le cadrage de l'image, etc.
     Ensuite on entend une musique prenante, et moi aussitôt je me fais du souci et j'ai raison : le type explique que la musique est magnifique. Ensuite (ou avant, je ne sais plus) on voit une église, un morceau de ciel, et il explique encore que c'est superbe et pourquoi.
     Bien sûr, il y a eu une dispute entre nous deux; lui, prétendant que l'intérêt de la télévision, c'était de permettre aux spectateurs de communiquer entre eux; moi, que ce qu'il appelait communiquer, c'était nous infliger ses impressions. S'il avait pensé, lui disais-je, que les autres étaient aussi sensibles que lui à ces beautés, notre complicité aurait pu être silencieuse. Il ne l'a pas admis. Passons.
     Ce que je veux souligner ici - c'est important - c'est que ce bavard-là n'avait aucune idée du nombre infini et de la complexité très grande des perceptions d'un artiste attentif (raison pour laquelle il renonce à s'expliquer tandis qu'ils perçoit). Si cet individu avait été aussi sensible qu'un Alain Lemosse (1), par exemple, il aurait été amené à parler dix fois plus vite qu'un commentateur de match; à la vitesse, disons, d'une bande magnétique déroulée - au moins.

(1) Alain Lemosse n'a pas su être un père pour notre fille. Mais c'est un grand artiste. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Je sais seulement qu'il a un site.  Nous sommes le 1er juin 2011.