"Je partis donc pour un voyage en Inde à la recherche de...
Je voulais surtout rencontrer un maître de yoga authentique (chose rare et cachée) et me laisser guider par lui dans cette voie inconnue et galvaudée.
Grâce à des amis indiens vivant en Europe, j'eus un mot d'introduction pour un de des hommes "invisibles" non par magie, mais parce que, contrairement aux "gourous" européanisés (ou américanisés"), ils sont des êtres comme tout un chacun et rien, sinon la clairvoyance d'un regard véritable, ne les distingue du passant quotidien.
Je rencontre le maître :
- Pourquoi désirez-vous faire du yoga ?
(Bien sûr un jeune étudiant interprète nous permet d'établir ce dialogue.)
- Je pense que cela peut m'aider à construire ma vie et me faire avancer dans mon travail.
- Quel est votre travail ?
- Je suis danseur.
- La danse est un don des dieux, Shiva-Nataraja est le seigneur de la danse, c'est un art difficile. Quelle est votre danse ?
Je bafouille quelques explications embarrassées. Au fond, je ne sais pas quelle est ma danse !
- Je suppose, me dit-il, que vous avez un entraînement quotidien, des exercices.
- Oui, bien sûr.
Je ne sais comment les expliquer. Et lui :
- Montrez- moi !
J'avise un balcon en bois qui entoure la terrasse couverte où nous sommes assis à même le sol.
- Voilà, nous faisons la barre tous les jours.
- Eh bien allez-y !
Je respire profondément avec un trac encore pire que lors d'une première et je me place en face de lui, accroché au balcon. Le sol était, chose rare en Inde, en bois naturel poli mais non glissant, me permettant un travail simple et soigné.
Au bout de quarante minutes, ni son corps et ni son regard n'avaient bougé. Je lui dis, couvert de transpiration :
- Voilà, c'est ce que nous nommons LA BARRE.

Un long silence. Puis:

-Et pourquoi voulez-vous faire du yoga ? Si votre mental est libre et votre corps droit mais sans tension, si vous laissez l'exercice vous diriger et non l'inverse, si vous ne désirez rien que l'exercice pour la beauté et la vérité de l'exercice, vous avez votre yoga. Ne cherchez pas ailleurs ! Faites donc ce que vous nommez "la barre" pour la beauté de la barre sans penser à l'idée de progrès car on ne progresse qu'en abandonnant l'idée du progrès."

Extrait de "lettres à un jeune danseur" de Maurice Béjart  (ACTES SUD "le souffle de l'esprit")