Je ne peux même pas dire que Emmanuel Lévinas ait tort en ce qui concerne la précocité du sentiment  de responsabilité, dont il affirme qu’il précède la notion du moi.

J’en suis seulement venue à me dire que les premières années de cet homme, comme les suivantes, ont probablement été si différentes des miennes qu’il n’y a pas à s’étonner. Mais ce qu’il a martelé à longueur de livres me passe au-dessus de la tête. Car même après ma majorité, le mot responsabilité restait pour moi une pierre d’achoppement, dont certaines faces, malgré mes efforts, persistaient à  demeurer cachées.

Par contre, je sais quand est né le sentiment de mon moi.

C’était un soir de fête à l’orphelinat de Shanghai. Deux de nos institutrices, Violet et sa sœur Lily, offraient Swanee River aux spectateurs Américains. Cachée derrière un rideau avec les autres enfants, comme j’écoutais ce chant, ses paroles et sa mélancolie m’ont traversée à la façon, pourrait-on dire, dont l’orage avait fait naître la créature de Frankenstein. Non, c’était plutôt quelque chose de tendre qui vous broie le cœur : fait naître votre âme ! Le violon de Violet et la voix de Lily s’adressaient à un être humain qui était moi. C’était la première fois. On chantait ma détresse.

Car avant ce soir unique, je n’étais que peur et stupéfaction, et désir égaré de protection. Un petit animal, en somme, qu’on avait remisé à l’âge de quatre ans chez les tout-petits, quand ma sœur protectrice, d’un an seulement plus âgée, était chez « les grandes ». Un petit animal qui apprenait docilement sa quatrième et dernière langue, sans avoir de « moi » à proprement parler.

 Comment le mot responsabilité, dans ce chaos impensable qu’était mon enfance, pouvait-il avoir le moindre sens ?