Je pique, dans Les croquis de mémoire de Jean Cau, un passage du chapitre 30 intitulé Giacometti

Cette nuit-là, nous étions quatre ou cinq à la terrasse de "La Pergola" et je crois que l'aube n'était pas loin et que nous avions un peu bu. Giacometti se taisait. Mais de temps en temps poussait un "Hé !" et écoutait Sartre, avec une docilité admirative et ébahie, en le dévorant du regard. Regard qui reste longtemps fixe comme si Giacometti interrogeait le visage, comme s'il était au bord d'une révélation foudroyante, comme si celle-ci s'avançait en tapinois. Soudain, il a trouvé et s'écrie tout à trac :
- Sartre, vous êtes beau !
Il y a un étonnement autour de la table. Sartre a un rire cordial.
- Je crois qu'on peut dire pas mal de choses de moi mais que je suis beau... sincèrement... je ne crois pas.
Giacometti continue de fouiller et de deviner.
- Vous êtes beau !
Il est catégorique.
- Bon, bon, d'accord. Me voilà beau.
- Sartre, vous savez à qui vous ressemblez ?
- Non.
- Vous ressemblez à Hamlet.
- Ah !
- Oui, oui. On croit toujours que Hamlet c'était un type grand, mince, tout ça, hé ! Non, moi je suis sûr que c'était un petit gars qui buvait de la bière, hé ! un petit gros avec des cheveux comme vous, et des yeux comme les vôtres. Très beau.
- Vous croyez ?
- C'est sûr.
On parle d'autre chose, autour de la table, mais Giacometti , lui, est retombé dans sa contemplation.