Ce texte, je l'ai reçu il y a deux jours. Il me tient à coeur.

C'est à trois ans que j'ai quitté la Vienne de ma naissance.
J'ai passé les années de mon enfance à essayer de recoller les morceaux de mes souvenirs.
« Dis maman, je suis toute petite, il y a beaucoup de lumières et de musique, tout tourne autour de moi, je ne peux plus te voir, ça va trop vite, j'ai peur... C'est quoi ?
- C'est sûrement un souvenir de ce soir où on t'a emmenée au Prater. »

Une autre fois je dis : « On se trouve dans un espace tout petit, comme dans un ascenseur, ça bouge, il fait froid, on entend un bruit de ferraille, j'ai du mal à me tenir debout... C'est quoi ?
- Je pense que c'est lorsqu'on traversait le Transsibérien de wagon en wagon pour se rendre au restaurant, on passait alors par les boggies en plein air. Le bruit était infernal et on voyait les voies défiler sous nos pieds par les interstices du plancher de fer. »

Elle validait chacun de mes souvenirs.
Mais quand je disais : « Maman, je suis à la maison avec une femme bienveillante et bougonne. Toi, tu ne rentres que le soir. Extasiée, je te regarde. La femme se met à parler fort. Tu n'as pas l'air de l'entendre. Tu t'amuses avec moi... C'est qui cette femme ? »
Immanquablement ma mère disait qu'elle ne voyait pas du tout de qui je voulais parler.
J'insistais : peut-être une domestique ? Non, je me trompais sûrement.
J'ai donc fini par l'oublier et les années ont passé.
Or un matin, il y a quelques jours, m'étant levée pour me rendre aux toilettes, je suis debout devant le lavabo, à me laver les mains. Je lève la tête, et là, dans le miroir, je la vois.
Je scrute le visage et je le reconnais : c'est le visage de mon souvenir perdu.
Je SAIS que c'est celui de ma grand-mère paternelle.
Celle dont mon père m'a raconté l'histoire, alors que j'étais déjà adulte.
Celle qui est partie dans le dernier convoi pour Treblinka et qui n'est pas revenue.

Texte de Marianne Arnaud, écrit le 6 décembre 2010.