jeudi, janvier 20 2011, 23:27
Le souvenir perdu
Par Lika Spitzer - Journal - Lien permanent
Ce texte, je l'ai reçu il y a deux jours. Il me tient à coeur.
C'est à trois ans que j'ai quitté la Vienne de ma naissance.
J'ai passé les années de mon enfance à essayer de recoller les morceaux de mes souvenirs.
« Dis maman, je suis toute petite, il y a beaucoup de lumières et de musique, tout tourne autour de moi, je ne peux plus te voir, ça va trop vite, j'ai peur... C'est quoi ?
- C'est sûrement un souvenir de ce soir où on t'a emmenée au Prater. »
Une autre fois je dis : « On se trouve dans un espace tout petit, comme dans un ascenseur, ça bouge, il fait froid, on entend un bruit de ferraille, j'ai du mal à me tenir debout... C'est quoi ?
- Je pense que c'est lorsqu'on traversait le Transsibérien de wagon en wagon pour se rendre au restaurant, on passait alors par les boggies en plein air. Le bruit était infernal et on voyait les voies défiler sous nos pieds par les interstices du plancher de fer. »
Elle validait chacun de mes souvenirs.
Mais quand je disais : « Maman, je suis à la maison avec une femme bienveillante et bougonne. Toi, tu ne rentres que le soir. Extasiée, je te regarde. La femme se met à parler fort. Tu n'as pas l'air de l'entendre. Tu t'amuses avec moi... C'est qui cette femme ? »
Immanquablement ma mère disait qu'elle ne voyait pas du tout de qui je voulais parler.
J'insistais : peut-être une domestique ? Non, je me trompais sûrement.
J'ai donc fini par l'oublier et les années ont passé.
Or un matin, il y a quelques jours, m'étant levée pour me rendre aux toilettes, je suis debout devant le lavabo, à me laver les mains. Je lève la tête, et là, dans le miroir, je la vois.
Je scrute le visage et je le reconnais : c'est le visage de mon souvenir perdu.
Je SAIS que c'est celui de ma grand-mère paternelle.
Celle dont mon père m'a raconté l'histoire, alors que j'étais déjà adulte.
Celle qui est partie dans le dernier convoi pour Treblinka et qui n'est pas revenue.
Texte de Marianne Arnaud, écrit le 6 décembre 2010.
13 commentaires
Quand je lis ce texte, il me donne la chair de poule.
Comment dire ? Il y a une grande distance entre l’Histoire avec un grand H et nos vies ordinaires de tous les jours ; pourtant, tout à coup, dans le regard de la femme qui lève simplement les yeux sur le miroir au-dessus du lavabo, dans la réalité du tain de la glace anodine, la distance n’existe plus, elle s’évanouit toute. L’Histoire avec son grand H n’existe plus, pas davantage que l’ordinaire de nos petites vies, tout cela ne fait qu'un, — cela s’appelle la vie, qui prend la couleur de la cendre sous le chagrin.
Une claque glacée de l'autre coté du miroir.
Je salue cette grand mère paternelle qui serait vraisemblablement touchée par cette inoxydable fidélité de l'enfance et par la beauté de l'hommage que tu lui rends.
Larry et noutchka, je vous avais répondu avant de partir au cinéma, et puis, comme je n'avais pas indiqué mon adresse-mail (sur mon propre blog ! imaginez !) il a disparu. Et plus le temps de refaire. Ce soir, j'essaie de recommencer :
@ Larry Fleyt : Surprise heureuse, que ta visite chez moi ! Je comprends que tu as aimé ce texte, et j'en suis heureuse. Je me permets de donner les coordonées de ton blog aux lecteurs du mien, parc que j'aime bien ce que tu écris :
http://jeanpaulchabrier.over-blog.com/@ noutchka : Cette "inxoydable fidélité de l'enfance", comme tu dis, a été déterrée subitement, à la grande surprise de Marianne, j'imagine. "Une claque glacée", je ne pense pas, mais juste la sidération devant le lien retrouvé. Et la façon dont elle nous fait partager cela, c'est très fort, n'es-ce pas ?
Je suis tellement émue à la lecture de ce texte!! tellement émue!
il est très beau et en même temps il donne le frisson sur les vies déjà brisées avant qu'elles ne commencent à fleurir
A toi Marianne mon amitié
Mireille
Quelle chaleur dispenser de plus que la visite quotidienne que je viens faire sur ce blog, gourmand que je suis de tant de choses si joliment écrites !
Le texte de marianne est superbe à ceci près que la dernier phrase n'était pas indispensable pour le rendre plus poignant qu'il ne l'est déjà !
Bisous Lika
Merci, Corto, de ce que tu me dis de tes visites ici, et je te crois.
Mais je ne pense pas que le but de Marianne (ceci n'engage que moi) ait été d'écrire un texte poignant. La dernière phrase vient expliquer pour Marianne - et le lecteur - pourquoi sa mère "ne se souvenait pas" de l'identité de la dame... Pour moi, c'est une phrase très importante.
Difficile pour moi de commenter, si ce n'est que la thématique abordée me touche intimement (pas dans ma vie familiale, non, mais intimement quand même...)
@ Pivoine : Sur les blogs, "ils" impriment : Ajouter un commentaire.
Or on n'a pas toujours envie de parler de ce qu'on ressent. Mais toi, tu as trouvé le moyen de me faire savoir que tu t'intéresses à ce que je fabrique ici... Merci Pivoine.
De rien, Lika, en fait, ce n'était pourtant pas difficile d'évoquer le pourquoi de cette émotion. Mais au moment où j'ai lu ton article, je ne savais comment donner forme à ma pensée.
J'ai eu une amie juive (dont les parents ont été cachés tous les deux) qui faisait un gros boulot de recherche sur le devoir de mémoire. Au contact de cette amie, de ses parents, d'autres amis aussi (finalement, j'ai poursuivi ce "chemin" toute seule et en lisant beaucoup), comment expliquer cela? J'ai vécu une sorte de révélation. Je connaissais beaucoup déjà, bien sûr, sur la Shoah, mais là, j'avais à la fois la révélation de ce qu'était la civilisation juive européenne, et en même temps, je suis restée déchirée par la destruction de cette civilisation.
Alors, pour moi, tout ce que j'exprime ici, c'est résumé dans la dernière petite phrase de ton texte...
@ Pivoine : "Ton texte", me dis-tu... Mais non ! J'avais spécifié qu'il n'est pas de moi. Je l'ai reçu de Marianne. Qui n'a pas envie que je parle d'elle. C'est son choix.
J'aime ce texte et la façon dont le retour des souvenirs est raconté. Et la dernière phrase me laisse saisie , comme figée dans une sorte de terreur glacée.
Ce qui est admirable, c'est de donner à partager tous ces souvenirs, dans un récit aussi court : tout est dit dans la dernière phrase. J'ai lu beaucoup sur ce
sujet, et je suis très touchée parce-que je connais l'auteur . Je pense très
souvent à cette grand-mère avant de m'endormir.
Je t'embrasse Lika et te souhaite une bonne soirée et une douce nuit.
Oui, Colibri. Marianne m'a offert cette grand-mère inconnue. "Ce qui est admirable, dis-tu, c'est de donner à partager tous ces souvenirs dans un récit aussi court." C'est exactement ce que je pense. C'est une des plus belles pages de littérature que je connaisse. Tout ce que j'attends de l'écriture est là. Elle a fait fort, la Marianne ! Et toi, Colibri, merci d'être passée. Je t'embrasse aussi - dans ton sommeil, peut-être.