mercredi, janvier 12 2011, 00:27
Anorexique, souvent, devant la réalité
Par Lika Spitzer - Journal - Lien permanent
Une fois encore - et je comprends qu'il en sera peut-être ainsi jusqu'à la fin - est tombé sur moi ce temps mort où je refuse que rien ne me pénètre, ni lecture, ni musique, ni spectacle, ni discours. Rien. Devenue bloc hostile sans nulle fenêtre (sans même trace de fenêtre), sans porte, sans serrure, sans perméabilité aucune, tout ce qui me passionnait juste avant - les cantates de Bach, les romans de Joseph Roth, "L'Idiot, roman préparatoire", de Dostoïevski, les poèmes d'Emily Dickinson, ceux de Reiner Kunze - tout cela s'agglomère en un tas informe, inerte, étranger. Dans les tombeaux des pyramides, le défunt entouré des objets de sa vie semble plus vif que je ne suis en ces moments où mon moi, tapissé de refus, assiste impuissant à son incompréhensible atonie.
C'est alors que, si j'ai réussi à saisir mon cahier et à exprimer cet état, je puis, timidement, accepter d'écouter la cantate "Ich hatte viel Bekümmernis"; et tout se remet doucement à palpiter, mes écoutilles s'entrouvrent, laissant Bach venir me secourir, et je puis même avoir la curiosité d'aller regarder dans le dictionnaire ce que signifie "Bekümmernis", et enfin, vite, car il va sentir le moisi, aller étendre le linge mouillé gisant depuis la veille au fond de la bassine pour courir, ressuscitée, à l"Epicerie "La courte Echelle", en retard bien sûr, mais énergique, gaie; heureuse de servir les clients, de bavarder avec eux et les autres bévévoles.
Comment traduire "Ich hatte viele Bekümmernis ? Je crois comprendre que c'est la cantate d'une affliction surmontée. Gisela me dira si je me suis trompée.
11 commentaires
Très très beau texte.
Je ne suis muni, pour ma part, que de bien modestes écoutillons, mais ils sont toujours grands ouverts. Quant à la réalité, je ne sais pas ce que c’est. A quoi sert-elle ? — ne serait-ce pas un endroit où poser des rêves ? est-ce là-dedans qu’on trouve les romans de Joseph Roth ?
@ Kitty : C'est incroyable comme un mot gentil peut faire plaisir. Je suis toute surprise que tu aie aimé ce billet, Kitty. J'avais un peur d'avoir mis ici cet écrit du mardi matin. Alors merci !
@ Toto Larry Fleyt : C'est toujours très joli, ce que tu dis, Larry. Et là, que la réalité puisse être pour toi "un endroit où poser des rêves", cela me fait... rêver. Mais quand même, tu "poses" aussi des questions difficiles. La réalité, est-ce que ce ne serait tout l'univers et nous dedans ? Je me rappelle avoir acheté il y a très longtemps (et où est-il passé, ce livre ?) "La réalité de la réalité", de Paul Watzlawick dont j'avais aimé "Comment faire vous-même votre propre malheur". Mais après les premières pages, j'avais laissé tomber ce livre. Un titre pourtant délicieusement mystérieux, non ? Mais il devait être trop compliqué pour moi, ou bien écrit trop petit...
si, si, je passe vite, après t'avoir rappelé l'important congrès de ..blogueurs qui nous attends tout à l'heure....j'avais peur que tu oubli....mais non..
c'est un joil texte et moi qui commence à te connaitre ( un peu..) je te retrouve bien là
bisous
@ Boutfil : Eh oui... c'est presque un condensé de ce qui me fait écrire... Alors que ce qui a été heureux dans ma vie, je n'écris pas dessus, pas besoin. Oui, oui, tu commences à me connaître... Et moi aussi, j'ai fini par me connaître (soupir fataliste). Mais n'est-on pas tous uniques ?
Je dis pareil que Kitty. De ton texte surgit une palette d'émotions complexes avec tant de pudeur, en caresse effleurée de coussinets de patte de chat et rien qu'avec 26 petites lettres...Soupir aussi, tiens!
Lika, je crois que je comprends assez bien cet état (!) sauf que je me plonge dedans (à plaisir? Mais non...) pour des choses qui n'en valent pas la peine. Le tout étant de trouver "le" petit geste qui nous permettra de passer au-delà. Cet état, (d'avant la cantate), je le caractérise aussi par l'expression: "ne même plus avoir envie d'avoir envie"... Si je n'ai plus envie d'écrire, de peindre, de dessiner, de lire, de visiter une expo, alors, c'est grave. (Je peux avoir envie de faire ça et ne pas le faire, mais si je n'ai même plus envie de le faire, c'est encore plus grave).
Je ne sais pas si ça aide de savoir qu'on est "comme ça", mais c'est sans doute déjà un pas de le savoir...
@ euphrosine : Je te remercie du fond coeur. Cela me fait beaucoup de bien de te lire, de te sentir si délicatement amicale.
@ Pivoine : Non. On ne plonge pas dans ces états à plaisir, tu as raison. Mais j'ai vu qu'avec le temps, ces états durent moins longtemps. Surtout si quelque tâche extérieure nous presse; autrement dit si la réalité vient nous pousser comme font les chèvres avec leur tête aux cornes têtues, ou les chats... Puis, s'étant forcé, eh bien la vie reprend son cours. L'écriture se propose aussi, et pour toi, les pinceaux, peut-être ? Mais ce que je sais, c'est que la solitude, sans projets, je ne vois rien de pire.
Petit rajout pour Pivoine :
Oui, "ne plus avoir envie d'avoir envie"... C'est ça.
Mais le travail d'infirmière m'a beaucoup aidée. Car il n'était nullement question de mes envies. Et je fonçais. La conscience que les patients, que l'équipe, me faisaient confiance, c'était structurant, je le sentais.Donc j'y tenais. Par contre, les jours de repos, les démons s'éveillaient, et je n'étais pas la plus forte.
J'envie les artiste qui travaillent en équipe: les danseurs, les comédiens, les musiciens d'orchestre. Le peintre ou l'écrivain sont beaucoup vulnérables.
Je comprends très bien pour le travail d'infirmière. En effet, on ne se pose pas de questions - on n'en a pas le temps - on agit. Dans mon cas, ce qui me pousse à réagir, par exemple, c'est de me lancer dans du ménage o;)
Et pour les artistes, les plasticiens ont les académies et les ateliers... Les écrivains! Nada! Rien qu'une chambre ou un bureau... Les ateliers d'écriture ont fait un peu évoluer la situation, mais ne permettent pas un travail de longue haleine. En même temps, c'est un peu frustrant de payer (un atelier d'écriture) pour faire une activité qu'on peut faire chez soi gratuitement ...
Le plus drôle est qu'à une époque où mon boulot était de gérer les publications d'une association (l'écriture était donc devenue obligatoire), j'ai commencé à fréquenter les ateliers d'écriture, rien que pour retrouver le plaisir d'écrire et m'éclater en joyeuse compagnie o:)))
@ Pivoine : De plus, ceux qui dirigent des ateliers d'écriture ne sont pas forcément de bons écrivains, ni forcément des "accoucheurs de talent chez les autres", n'est-ce pas... Je suppose qu'ils essaient de gagner leur vie. On peut comprendre. C'est la même chose avec les psychothérapeutes - pas tous bons, on sait bien... Je me rappelle que l'écrivain Geneviève Dormann disait que l'écriture coûtait moins cher qu'une analyse, et que même, on pouvait avoir la chance de gagner de l'argent en s'y adonnant. Cette Geneviève a les dents du bonheur, et pas seulement les dents. J'envie sa pêche.