jeudi, juin 10 2010, 17:52
Florence, sans secours
Par Lika Spitzer - Journal - Lien permanent
J'ai ouvert le cahier 8, et ma honte me fait mal. Je parle de Florence, la seule femme dans ma vie. La première, la dernière. Je ne dis rien de sa voix trop grave, trop profonde, de son petit visage si mince, de ses longs yeux ardents et tristes. Voici ce que j'écris sur le cahier 8, le 28 04 1977.
"Les dragons de notre vie sont peut-être des choses dans secours qui n'attendent que notre courage pour se transformer en belles princesses" - Rainer Maria Rilke - Lettres à un jeune poète.
Oui.
Une chose sans secours peut être effrayante. Une chose, un être plutôt, qu'on ne SAIT PAS secourir. Un être à qui on se sent lié, ne serait-ce que par le désir, mais qu'on ne SAIT PAS secourir. Quoi de plus effrayant. Une passion pour quelqu'un qu'on ne comprend pas, dont on sait qu'il a besoin d'aide, et qu'il pourra aimer d'amour qui l'aide.
La tentation est de refuser de reconnaître qu'on ne comprend pas, qu'on ne veut pas comprendre. De faire semblant d'être Le Prince Charmant. Et que tout peut se simplifier entre les draps.
Mais pourquoi est-elle si lourde cette confiance que l'être aimé a placée en moi, si lourde que je ne saurai rien faire d'autre que l'abandonner, là, d'un seul coup, au moment même où je vais sombrer... Et je refuse de sombrer. Je préfère le laisser sombrer lui.
Ne fallait-il pas être simple, comme dans la prière du Centurion :"Seigneur je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie".
Est-ce que le grand remède, ce n'est pas précisément une confiance très grande envers ce dont on ne se sent pas digne, et non ce jeu sinistre du dompteur au fouet, qui veut faire semblant d'être plus fort qu'il n'est, pour que l'angoisse de l'autre ne l'emporte pas lui, le dompteur dérisoire.
Florence chérie, comme je t'ai manquée. Comme je me suis défiée ! Mais tu me laissais trop m'avancer, acceptant tout, ne disant jamais le fond de ta pensée. Florence, comme tu as dû souffrir ! me trouver grossière.
Tu tenais ferme ton pantalon à deux mains résolues. Que j'étais ridicule d'insister. Qu'est-qu'un pantalon, sotte. J'aurais dû t'embrasser très doucement à travers le tissu, pousser ma tête entre tes cuisses et contre ton ventre, prendre à pleines mains ton corps tout enveloppé de ce petit manteau de Rovyl blanc (comme le corps d'un ourson), bercer, caresser ce corps à travers tissus et fourrures, l'entourer de mes bras, lui apporter paix et consolation, apprendre à attendre, est-ce que sais ?
Non. Tu sais bien. Le désir et pire, le plaisir, c'était pour toi la plus aigüe des angoisses. Comment l'aurais-je calmée ma douce Florence, ma douce tétanisée entre mes bras...
Une chose, un être sans secours c'est effrayant. Un fou est effrayant.
Est-ce que Florence était folle ?
Mais non. Elle avait peur. Peur de ce qu'en elle elle ne comprenait pas, qui était énorme. Ses poèmes, surtout, étaient effrayants. Sa peur était effrayante. Je n'en voulais pas. Et Florence attendait tant de moi ! Quoi ? Je l'ignore. Je sentais seulement que c'était trop. Et je ne voulais pas de ce poids. Non.
Et voilà l'enfant qui pleure, qui sanglote, comme un petit animal abandonné. Et autour de lui, les espèces les plus différentes. Rien pour être sa mère...
Ce que je lui ai écrit un jour, ce que je lui ai écrit, JAMAIS je ne me le pardonnerai. Moi aussi je croyais aux électrochocs, en ce temps-là. Et depuis, pas un mois ne passe sans que je pense à elle. Et je sais qu'elle est vivante. VIVANTE.
10 commentaires
J'ai lu plusieurs fois ce texte et n'ai malheureusement pas tout compris si ce n'est qu'on y ressent de la détresse et beaucoup d'amour. Bises
Lika,
Tu nous racontais des miroirs dans les deux précédents textes :
L'un qui était terni de coulures (j'écris de mémoire)
Un autre ou se reflète une jolie Lika en veste de velours noir à petits points blancs....
Et voici ans le troisième, une "Florence sans secours". Elle est revient dans un autre de
tes textes cette expression "sans secours".
Je crois que le pardon s'impose car Florence est vivante, d'une façon ou d'une autre.
AI-je compris ?
Je n'en suis pas sûre...Je me dois de rester dans légèreté du colibri, ici.
Je te remercie, Corto, d'avoir mis ce petit mot.
Tu as raison, Colibri : un colibri doit rester dans la légèreté.
Retrouver ce que j'ai pu être, il m'a semblé juste de ne pas le contourner. Voilà.
je suis comme Corto, je n'ai pas tout compris, mais ton écriture est si belle!!!!
Merci de ce que tu me dis, Boutfil. De tout coeur.
Aujourd'hui, maman aurait eu 103 ans ! elle qui voulait tant voir arriver l'an 2000, la pauvre...
Ces êtres "sans secours"... le drame de bien des vies, et je sais de quoi je parle! mais comme tu en parles bien... Le plus difficile n'est-il pas d'accepter de n'être pas le secours dont ils ont besoin? mais combien d'années faut-il pour se résoudre à n'être qu'un vulgaire expédient pour la plupart des sans secours??? Pour la plupart seule ment, quand même!
Charlotte, je viens de parler de toi, chez "euphrosine". Sans mon héros, je ne sais pas établir de liens, mais tu trouveras le blog d'euphrosine à droite ici, sur ce blog. (Tu vois un peu comme je suis empêtrée, avec le vocabulaire informatique...)
C'est un baume, tes paroles. Tes patients ont de la chance.
Très beau texte.
Tous les jeunes gens ont des périodes où ils mordent les lignes quand ils ne les dépassent pas. Quand aux écrits qui vous faisaient peur, elle n'avait vraisemblablement pas la précision de votre écriture.
Je ne crois pas à la folie de Florence, je ressens davantage la détresse d'une jeune femme à récolter le désir là où elle espère, comme vous le dites justement, l'écoute et la compréhension.
j'imagine plutôt Florence avec une personnalité originale qui cherche son chemin et à ce jeu là, qui n'a pas désespéré?
La puissance de votre désir et la blessure qui s'en suit de ne pas être "honorée" me semblent être au cœur de cette méprise. Et je vous suis tout à fait dans le sentiment de honte de ne pas avoir été à la hauteur de vous.
Auriez-vous mal de n'avoir pas su offrir une chose qui vous était étrangère alors qu'aujourd'hui, vous sauriez simplement la donner? Les choses sans secours sont sûrement des sources d'apprentissage.
(Elle devait tout de même être très jolie pour vouloir lui arracher son pantalon).
Norma J, Je vous avais écrit un long message, mais je n'ai pas su vous le faire parvenir. laf...etc, ça n'a pas marché. Phil dort. Il ne pourra pas donc m'aider, et c'est perdu.
Vos interventions sont toujours d'une (im)pertinence revigorante.
Oui, Florence était - est - une personnalité originale.
Une phrase m'avait frappée dans "Une affinité véritable", de Saul Bellow :
"Les 'objets d'amour', comme la psychiatrie les a baptisés, ne se trouvent pas si fréquemment ni ne s'abandonnent facilement. La 'distance' n'est qu'une formalité. L'esprit ne s'en aperçoit pas vraiment."
Quant au pantalon (vous avez réussi à m'amuser, à alléger cet épisode), j'étais agacée qu'elle veuille s'habiller de façon qu'on l'imagine sans corps, pour ainsi dire. Je voulais l'empêcher de se cacher, n'avais aucune notion des étapes. Elle aurait pu en mourir. Comment ne l'ai-je pas senti ? Mais c'est peut-être m'accorder bien de l'importance.
Je viens d'apprendre que "Une affinité véritable" existe maintenant en folio.