J'ai ouvert le cahier 8, et ma honte me fait mal.  Je parle de Florence, la seule femme dans ma vie. La première,  la dernière.  Je ne dis rien de sa voix trop grave, trop profonde, de son petit visage si mince, de ses longs yeux ardents et tristes. Voici ce que j'écris sur le cahier 8, le 28 04 1977.

"Les dragons de notre vie sont peut-être des choses dans secours qui n'attendent que notre courage pour se transformer en belles princesses" - Rainer Maria Rilke - Lettres à un jeune poète.
Oui.
Une chose sans secours peut être effrayante. Une chose, un être plutôt, qu'on ne SAIT PAS secourir. Un être à qui on se sent lié, ne serait-ce que par le désir, mais qu'on ne SAIT PAS secourir. Quoi de plus effrayant. Une passion pour quelqu'un qu'on ne comprend pas, dont on sait qu'il a besoin d'aide, et qu'il pourra aimer d'amour qui l'aide.
La tentation est de refuser de reconnaître qu'on ne comprend pas, qu'on ne veut pas comprendre. De faire semblant d'être Le Prince Charmant. Et que tout peut se simplifier entre les draps.
Mais pourquoi est-elle si lourde cette confiance que l'être aimé a placée en moi, si lourde que je ne saurai rien faire d'autre que l'abandonner, là, d'un seul coup, au moment même où je vais sombrer... Et je refuse de sombrer. Je préfère le laisser sombrer lui.
Ne fallait-il pas être simple, comme dans la prière du Centurion :"Seigneur je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie".
Est-ce que le grand remède, ce n'est pas précisément une confiance très grande envers ce dont on ne se sent pas digne, et non ce jeu sinistre du dompteur au fouet, qui veut faire semblant d'être plus fort qu'il n'est, pour que l'angoisse de l'autre ne l'emporte pas lui, le dompteur dérisoire.
Florence chérie, comme je t'ai manquée. Comme je me suis défiée ! Mais tu me laissais trop m'avancer, acceptant tout, ne disant jamais le fond de ta pensée. Florence, comme tu as dû souffrir ! me trouver grossière.
Tu tenais ferme ton pantalon à deux mains résolues. Que j'étais ridicule d'insister. Qu'est-qu'un pantalon, sotte. J'aurais dû t'embrasser très doucement à travers le tissu, pousser ma tête entre tes cuisses et contre ton ventre, prendre à pleines mains ton corps tout enveloppé de ce petit manteau de Rovyl blanc (comme le corps d'un ourson), bercer, caresser ce corps à travers tissus et fourrures, l'entourer de mes bras, lui apporter paix et consolation, apprendre à attendre, est-ce que sais ?
Non. Tu sais bien. Le désir et pire, le plaisir,  c'était pour toi la plus aigüe des angoisses. Comment l'aurais-je calmée ma douce Florence, ma douce tétanisée entre mes bras...
Une chose, un être sans secours c'est effrayant. Un fou est effrayant.
Est-ce que Florence était folle ?
Mais non. Elle avait peur. Peur de ce qu'en elle elle ne comprenait pas, qui était énorme. Ses poèmes, surtout, étaient effrayants. Sa peur était effrayante. Je n'en voulais pas. Et Florence attendait tant de moi ! Quoi ? Je l'ignore. Je sentais seulement que c'était trop. Et je ne voulais pas de ce poids. Non.
Et voilà l'enfant qui pleure, qui sanglote, comme un petit animal abandonné. Et autour de lui, les espèces les plus différentes. Rien pour être sa mère...

Ce que je lui ai écrit un jour, ce que je lui ai écrit, JAMAIS je ne me le pardonnerai. Moi aussi je croyais aux électrochocs, en ce temps-là. Et depuis, pas un mois ne passe sans que je pense à elle. Et je sais qu'elle est vivante. VIVANTE.