Elle arrive chez nous à Nice un peu avant Noël, et sans cadeau pour nous. On nous explique, à ma soeur et à moi, que Marraine n'est pas notre marraine à nous, mais seulement la marraine de notre cousine Inès, et qu'en conséquence, seule Inès a droit à un cadeau. Bien sûr, nous sommes invitées à l'appeler Marraine aussi, comme tout le monde à la maison (sauf Reine), mais il faut savoir que c'est en pure perte.

Inès, Inès seule, insiste pompeusement Marraine, sera l'héritière de ses bijoux – lesquels me semblent un peu à l'image de leur propriétaire, c'est-à-dire à la fois ternes et tarabiscotés, ce bracelet de turquoises en forme de losanges par exemple, une douzaine de turquoises vivantes, et deux ou trois mortes dont je me demande si elles vont continuer comme ça à mourir ouvertement sur le bracelet, l'une après l'autre, glissant du bleu au vert, avant Marraine. On pose des questions à Marraine, et elle répond sans compter, jamais avare d'explications.

Et pourtant on ne trouve rien dans toutes ces paroles qui puisse servir d'indice pour savoir si Marraine est une personne bienveillante ou non. Je lui tourne autour, un peu comme un amateur de champignons indécis. Un gros champignon en vérité, et qui vous remplit un panier. Car Marraine une fois installée dans la chambre de tante Nivès pour l'hiver, tout le monde à la maison semble plus à l'étroit, peut-être à cause de cette grosse voix qu'on entend sans cesse.

On lui a raconté que j'ai de bonnes notes en rédaction. J'ai donc droit à de longues tirades particulières de Musset, le Musset des Poésies, que feu son mari adorait, et que Marraine entrecoupe de compliments extasiés sur la culture de ce mari exceptionnel, son hypersensibilité, son élégance, etc. Malheureusement, au lieu de se trouver comme elle le croit transformée par la lecture des Poésies, c'est le contraire qui est arrivé : le Musset de Marraine a fini par lui ressembler à elle; et du coup personne à la maison n'a envie de le connaître.

– Oh, elle me fatigue… elle n'arrête pas, se plaint ma grand-mère.

– Moi aussi, elle me fatigue, dit Reine qui l'appelle Le Grenadier du Massif central et déteste son gros appétit.

Pauvre Marraine, elle n'est guère gracieuse aussi… Tout en elle fait penser à la pomme de terre; surtout le nez, sans narines en quelque sorte, fendu vers le bas à droite et à gauche, la même fente presque que celle qui troue les longues oreilles ornées de délicates boucles d'or.

En attendant, les objets précieux qui parent Marraine, s'ils ne la rendent pas plus belle, du moins ont l'air de lui assurer quelques égards, elle y veille, cependant que notre considération à nous, les enfants, lui vient de la victoire insolite qu'elle remporte chaque jour sur la mort en continuant à dévorer à chaque repas quand sa place l'attend au cimetière de Neuviccomme elle le rappelle entre deux bouchées.