jeudi, mars 25 2010, 22:06
Le tournesol de Davos - La kermesse - 2ème partie ch.41
Par Lika Spitzer - Le tournesol de Davos - Lien permanent
La plupart du temps, maman se comporte comme quelqu'un d'un peu fêlé; elle parle toute seule à haute voix, et quand les nouvelles du Herald Tribune l'indignent, elle prend à témoin un certain Charlie – son interlocuteur invisible. Si elle se rend compte que ma soeur ou moi l'écoutons avec trop d'attention, elle change de langue et parle en anglais ou en allemand, certaine que nous n'insisterons pas; et si nous avons quelque chose à lui demander, en l'appelant en moyenne cinq bonnes fois, on a une chance de la voir suspendre un instant le cours de son discours pour nous répondre en personne normale, mais de façon à nous décourager de la déranger, trouvant à chaque fois pour préserver sa tranquillité des ressources de femme avisée.
Elle peut presque à loisir partir dans ses élucubrations, et en revenir pour donner des ordres à Reine, lui demander d'aller lui acheter ses cigarettes, ses journaux, ou même pour lui emprunter de l'argent; mais maman a du mal à revenir à la réalité quand aucun de ses menus plaisirs ne s'y trouve impliqué.
Depuis qu'elle est venue se réfugier chez sa mère après son divorce, maman n'a de contacts agréables, on dirait, qu'avec les personnes engagées à notre service et les commerçants – lesquels montrent plus de patience et d'indulgence que les personnes de notre famille, et s'amusent à la voir leur parler comme dans les livres de la comtesse de Ségur : « Tenez, brave homme », dit-elle en leur tendant un billet; et si je proteste : « Qu'est-ce que tu racontes, il est très content, n'est-ce pas, monsieur ? »
Quand le consul de Suisse est invité à dîner, on doit promettre de l'argent à notre mère pour qu'elle se tienne tranquille. « Elle est malheureusement irresponsable », dit sa mère, et nous deux, maintenant, comme des perroquets.
– Ce pays les a gâchées, soupire maman en contemplant son fume-cigarette. J'aurais mieux fait d'aller avec elles en Amérique.
Quoi qu'il en soit si nous voulons le jour de la kermesse échapper à la maman-souillon-des-années-cinquante, il nous faut miser sur la maman-star-des-années-trente-quarante. A prendre ou à laisser. Maman nous le signifie avec une violence étrange, implacable. Elle ne connaît pas d'autre rôle. Alors tant pis nous acceptons la terrible star des années passées.
Elle se prépare, nous la trouvons belle. L'aigrette surtout, de son chapeau de feutre nous donne une sorte d'inquiétude admirative : cette mère, décidée à sortir toutes voiles dehors sans rien savoir du temps nous en bouche un coin. Et les religieuses de notre pensionnat n'y voient que du feu, elles prennent les manières de maman pour l'excentricité propre aux gens fortunés, de sorte que plus maman prend de poses, et plus elles la croient riche ; et la crainte méprisante qu'inspire habituellement le fou devient la crainte respectueuse qu'inspire l'argent.
Mais tout le jour, nous n'avons pas quitté notre mère d'une semelle, soucieuses, suivant tous ses préparatifs, et implorant sa raison :
– Hé, maman, tu ne parleras pas toute seule, hein ? Maman, surtout ne fais pas de compliments sur nous ! On te dira : « Elles sont bavardes, indisciplinées. » Et toi – écoute, maman ! – toi, il faut que tu dises : « Ah, ne m'en parlez pas, à la maison c'est pareil, elles ne font jamais leur lit, leur chambre est toujours en chantier. »
Maman nous considère alors froidement, déjà furieuse :
– Mais pourquoi voulez-vous que je dise ça ?
Nous pleurnichons :
– Toutes les mères le font, maman. Il faut que tu te plaignes de nous !
Peine perdue. Pour Charlie, ça va à peu près, elle parvient à le laisser à la maison, mais avec les interlocuteurs en chair et en os, très vite rien ne va plus. Au lieu d'échanger avec soeur Suzanne, notre garde-chiourme du dortoir, des propos navrés sur la difficulté de plus en plus grande à se faire obéir des enfants, maman, restée plusieurs heures sans fumer, finit par exploser :
– Comment, indisciplinées ! J'ai des filles charmantes, je vois que vous les connaissez mal.
Et nous, le soir, de subir les retombées au dortoir :
– Naturellement, avec une mère qui vous passe tout.
Mais, point important ! personne ne l'a traitée de toquée, nous sommes sauvées.
8 commentaires
Tout est en place et légèrement déréglé comme un mur droit que seule la bulle du niveau trahit.
Je suis autant touchée par la normalité que vous mettez résolument en place que la lucidité de votre mère dans un monde obscurci.
J'attends avec impatience la publication et soyez rassurée, j'ai bien remarqué que votre blog était moins "fatras".
J'aime l'univers de la kermesse, l'aigrette du chapeau des années 40 (j'ai pensé à celui de Mrs Venable dans Suddenly, last summer de Mankiewicz).
Je refais le pitch : "La viocque" est la mère de votre mère. Côte d'azur, grand appart, de la tune, de l'oisiveté...
"La viocque" picole en douce (on l'a dit), toute veuve qu'elle est (faut du poignet, de l'entregent, de la colonne, enfin quoi du gingin pour s'appuyer votre famille). La viocque a du voir sa fille déambuler avec son fume cigarette, son masque d'argile (vous ne l'avez pas dit, je sais), ses discussions avec son pote Charlie... et sa tripotée de chiards.
La fille de "la viocque", mon héroïne divorcée, votre mère donc. Jeune, belle (cessez de m'interrompre tout le temps), de l'ampleur, de l'esprit, de la fantaisie.
On ne devient pas trilingue en claquant des doigts et les expatriés en tous genres lisaient Herald Tribune dans les années 50. Auriez-vous préféré qu'elle le vende sur les champs élysées comme Patricia, dans "A bout de souffle" en rêvant comme elle de devenir journaliste ?
Nan, nan, nan. Alors il faut arrêter de se la péter, genre "ma fille/ notre mère est irresponsable".
Allez je balance, je crache le morceau : il n'y avait pas que du tabac dans ses clopes et franchement, sans Charlie, je ne sais pas ce qu'elle serait devenue.
Vous êtes chou mais gravement en train de virer old fashion comme Mamy !
NB : Mon grand père disait: "Brave homme, soyez aimable de servir une limonade à cette enfant".
Vous exabusez, Norma. La"viocque" ne buvait (hélas) pas. Ni ne fumait. Ni ne baisait. C'est maman qui. Un peu, mais elle n'a jamais tenu l'alcool, ni les hommes. De sorte que.
Et vous oubliez que (gageure) je donnais mes impressions de chaque époque en question, sans rien dire de ce que j'allais en penser plus tard. Oui, à dix-onze ans, j'étais imbuvable.
Maintenant, je vais placer un texte que j'ai écrit deux ans avant d'entrer dans les hôpitaux pousser ma serpillère (juin 68) et quelques autres pour implorer l'indulgence du jury. Tschüs ! (en allemand : "à plus", en quelques sorte).
P S : Vous me donnez envie de revoir les films dont vous parlez.J'aime votre empathie par maman. Certains de ceux qui ont connu maman ont vu en Baby Jane (Mais qu'est-il arrivé à Baby Jane ?) et en Dracula (le film en couleurs de Coppola ?) quelque chose maman. Moi, j'ai eu cette impression en voyant Une femme sous influence, de Cassavetes.
Chère Norma, mon héros vient de m'expliquer que si je tape en haut à droite dans "rechercher", je peux retrouver le texte que je veux dans mon fatras ! Génial ! Alors j'aimerais votre avis sur "la difficile autobiographie d'un vampire gracié" - le texte de jeunesse dont je voulais vous parler. Mais quand même, il faut se rappeler quelques termes précis. Fouilla !" comme on dit à St Etienne... (Mon beau-frère est stéphanois.)
Chère Norma J, je viens de relire votre commentaire de fevrier sur Ma mère : son intelligence. Incoryable que je ne m'en sois pas souvenue ! cela m'avait pourtant marquée. Bien atteint, le cortex, hein ?
La difficile autobiographie du vampire gracié...Mmmm, mmmm.
Après recherche de ce texte au nom si prometteur, mon diagnoctic est sans appel:
1. Votre blogmaster n'est pas un ami des filles qui ont pas de temps à perdre avec la technique. Il la joue PERSO (lien rétrolien, url, agrégateur, flux rss....)
2. Quant à votre héros qui désactive les macros, pas mieux. On ne parle pas comme ça aux artistes.
Franchement, vous êtes mal secondée !
Mais la très bonne surprise, c'est le ch 41.
Non dites rien, laissez moi trouver toute seule. Vous les avez cachés/disséminés/pulvérisés
Trop contente, la Lika ! Norma J est de retour ! Je serais bien en peine d 'avoir (c'est français, ça ?) à vous dire quelque chose... : qu'ai-je donc "caché/disséminé/pulvérisé" ? Ca fait longtemps que vous l'avez lu, le ch.41 - lu et disséqué... Et j'avais été habillée pour l'hiver par la Norma J... je m'en souviens. Il a fallu que je plaide le changement "d'éthique" entre l'âge de dix ans et celui de soixante-dix ans... Travail herculéen...: de ceux qu'accomplissent les fourmis. Car j'ai porté des tonnes de cantiques pieux insidieux, truffés de menaces effroyables, et . Non, je m'arrête. Ce que je dois dire, mieux vaut le dire seulement "en écriture" (comme on dirait "en soutane" si on était un prêtre sincère...) En vêtements de ville, je ne sais pas faire mouche, je ne comprends pas ce qu'on veut me dire, bref je patauge. Savez-vous que vous m' intriguez, Norma J,si précise et drôle -et qui me soutenez face à la gent informatique...
Les peinture de Botéro célèbrent le plaisir de la chair et la volupté. Raté pour "Marraine" qui me reste sur l'estomac et bravo à "Reine" qui lui a donné un nickname rigolo.
Ecrire précisement ce que je pense ou ressens sur des textes que j'apprécie m'est difficile. J'ai choisi une position guoguenarde qui j'espère, respecte votre travail pour lequel j'ai une sincère admiration.
Je n' ai lu que quelques tournesols (ch). J'ai pensé que votre sens aigu du rangement et la qualité de votre personnel informatique vous avez conduite à disséminer les autres "ch" dans votre blog.
Rassurez-vous. Je vous ai dit tout à l'heure (où ?) que j'aime vos façons.
Quant à la dissémination des ch. du Tournesol, c'est que je me dis, de temps en temps : "Tiens, si je mettais celui-là ?" Je n'ai donc pas mis le livre entier, et en plus, je ne respectais pas d'ordre, du coup. Par contre, se trouve le texte entier de : "Le bleu en exil", dont pourtant François Gantheret, grand psychanalyste et ami de J.-B. Pontalis m'avait écrit qu'il trouvait ce travail "convaincant et rafraîchissant au regard des bêlements convenus sur ce conte." Et pourtant, personne n'en a parlé ici - que je sache. Et les éditeurs craignent la famille... On me l'a écrit.
Mais rien de ce qui touche l'accueil de l'écriture ne m'étonne plus - et ce, depuis longtemps. Pourquoi Jean Rhys est-elle si peu lue ? Et Carson Mac Cullers ? Et Emmanuel Bove ? Et mon ami Jean-Paul Chabrier ? Ca oui, ce seraient de bons sujets de thèse, "la dormition" de certains écrivains pendant trente ans - ou plus - puis leur soudaine réapparition explosive, s'ils ont de la chance...