La plupart du temps, maman se comporte comme quelqu'un d'un peu fêlé; elle parle toute seule à haute voix, et quand les nouvelles du Herald Tribune l'indignent, elle prend à témoin un certain Charlie – son interlocuteur invisible. Si elle se rend compte que ma soeur ou moi l'écoutons avec trop d'attention, elle change de langue et parle en anglais ou en allemand, certaine que nous n'insisterons pas; et si nous avons quelque chose à lui demander, en l'appelant en moyenne cinq bonnes fois, on a une chance de la voir suspendre un instant le cours de son discours pour nous répondre en personne normale, mais de façon à nous décourager de la déranger, trouvant à chaque fois pour préserver sa tranquillité des ressources de femme avisée.

Elle peut presque à loisir partir dans ses élucubrations, et en revenir pour donner des ordres à Reine, lui demander d'aller lui acheter ses cigarettes, ses journaux, ou même pour lui emprunter de l'argent; mais maman a du mal à revenir à la réalité quand aucun de ses menus plaisirs ne s'y trouve impliqué.

Depuis qu'elle est venue se réfugier chez sa mère après son divorce, maman n'a de contacts agréables, on dirait, qu'avec les personnes engagées à notre service et les commerçants – lesquels montrent plus de patience et d'indulgence que les personnes de notre famille, et s'amusent à la voir leur parler comme dans les livres de la comtesse de Ségur : « Tenez, brave homme », dit-elle en leur tendant un billet; et si je proteste : « Qu'est-ce que tu racontes, il est très content, n'est-ce pas, monsieur ? »

Quand le consul de Suisse est invité à dîner, on doit promettre de l'argent à notre mère pour qu'elle se tienne tranquille. « Elle est malheureusement irresponsable », dit sa mère, et nous deux, maintenant, comme des perroquets.

– Ce pays les a gâchées, soupire maman en contemplant son fume-cigarette. J'aurais mieux fait d'aller avec elles en Amérique.

Quoi qu'il en soit si nous voulons le jour de la kermesse échapper à la maman-souillon-des-années-cinquante, il nous faut miser sur la maman-star-des-années-trente-quarante. A prendre ou à laisser. Maman nous le signifie avec une violence étrange, implacable. Elle ne connaît pas d'autre rôle. Alors tant pis nous acceptons la terrible star des années passées.

Elle se prépare, nous la trouvons belle. L'aigrette surtout, de son chapeau de feutre nous donne une sorte d'inquiétude admirative : cette mère, décidée à sortir toutes voiles dehors sans rien savoir du temps nous en bouche un coin. Et les religieuses de notre pensionnat n'y voient que du feu, elles prennent les manières de maman pour l'excentricité propre aux gens fortunés, de sorte que plus maman prend de poses, et plus elles la croient riche ; et la crainte méprisante qu'inspire habituellement le fou devient la crainte respectueuse qu'inspire l'argent.

Mais tout le jour, nous n'avons pas quitté notre mère d'une semelle, soucieuses, suivant tous ses préparatifs, et implorant sa  raison :

– Hé, maman, tu ne parleras pas toute seule, hein ? Maman, surtout ne fais pas de compliments sur nous ! On te dira : « Elles sont bavardes, indisciplinées. » Et toi – écoute, maman ! – toi, il faut que tu dises : « Ah, ne m'en parlez pas, à la maison c'est pareil, elles ne font jamais leur lit, leur chambre est toujours en chantier. »

Maman nous considère alors froidement, déjà furieuse :

– Mais pourquoi voulez-vous que je dise ça ?

Nous pleurnichons :

– Toutes les mères le font, maman. Il faut que tu te plaignes de nous !

Peine perdue. Pour Charlie, ça va à peu près, elle parvient à le laisser à la maison, mais avec les interlocuteurs en chair et en os, très vite rien ne va plus. Au lieu d'échanger avec soeur Suzanne, notre garde-chiourme du dortoir, des propos navrés sur la difficulté de plus en plus grande à se faire obéir des enfants, maman, restée plusieurs heures sans fumer, finit par exploser :

– Comment,  indisciplinées ! J'ai des filles charmantes,  je vois que vous les connaissez mal.

Et nous, le soir, de subir les retombées au dortoir :

– Naturellement, avec une mère qui vous passe tout.

Mais, point important ! personne ne l'a traitée de toquée, nous sommes sauvées.