Elle était jeune encore, Madame Garde, avec de grands yeux pensifs creusés dans les orbites. Jour et nuit elle souffrait : perdue ; et elle ne le savait pas, enfin personne ne le lui avait dit.

Maigre comme elle l’était devenue, et avec ce cancer des os à la phase terminale, devoir se placer sur le bassin était à chaque fois pour elle une torture, mais elle ne voulait pas de sonde. J’appréhendais de voir allumée la lumière qui indiquait que c’était elle qui avait sonné.

Les oreillers il fallait les placer contrairement à la technique  habituelle. Madame Garde avait besoin, pour se sentir les reins soutenus, que l’oreiller du dessous dépasse d’au moins dix centimètres de l’oreiller du dessus, mais il fallait en même temps trouver à lui caler la tête tout en ménageant un certain creux bien régulier le long du dos. Tout cela prenait un temps fou, et énervait ceux des soignants qui ne la connaissaient pas, puisque Madame Garde refusait les antalgiques avec la dernière énergie.

Moi aussi il m’arrivait de perdre patience :

— Madame Garde, j’ai mis les oreillers exactement comme vous le voulez, je vous assure… ne me faites pas tout recommencer,  j’ai trop de travail…

Elle m’appelait alors doucement par mon prénom, et disait, ne soyez pas méchante… Et je recommençais.

Jour après jour, sa famille assaillait l’office des infirmières, les bureaux des médecins : 

— Elle souffre trop ! IL FAUT lui donner de la morphine !

— Madame Garde ne veut pas de calmants !

— Elle ne se rend pas compte. On ne peut pas la voir souffrir comme ça !

L’interne avait fini par la prescrire, cette morphine, si besoin. Or,  déjà, Madame Garde ne prenait plus ses pilules de palfium, elle disait, Je ne sais pas, ces comprimés blancs que vous me donnez, on dirait qu’ils me font perdre le fil de mes pensées… je n’en veux plus.

Quand on lui en donnait, elle rangeait les comprimés dans le tiroir de sa table de nuit, et bien sûr, quand on lui parlait de piqûre, elle refusait tout net. Un jour, peu après l’heure de mon arrivée dans le service, vers quinze heures trente, tandis qu’assise à la table dans l’office de soins, je lisais le cahier de transmission, la fille et le compagnon de Madame Garde font irruption dans mon dos :

— Vous avez lu ! Aujourd’hui vous DEVEZ lui faire la piqûre de morphine ! C’est prescrit pour VOTRE équipe.

En effet la prescription avait changé. Le si besoin avait disparu. Debout, les parents faisaient bloc :

— Elle DOIT avoir sa piqûre. Cet après-midi. Même si elle n’en veut pas. Avant de partir, le docteur nous l’a confirmé. C’est dans le cahier.

   J’ignorais qu’on n’a pas le droit de forcer un malade conscient — fût-il mourant — à recevoir un soin prescrit s’il n’en veut pas. Alors ce jour-là, plus mécontente que je ne saurais le dire, je me suis lavé les mains, j’ai préparé mon plateau et suis allée ouvrir l’armoire des stupéfiants dans le bureau du surveillant, les gestes habituels — morphine, coton, alcool, casser l’ampoule, remplir la seringue, replacer l’ampoule utilisée dans la boîte d’ampoules vides, puis sur une feuille déjà pleine de noms, inscrire à mon tour le nom de ma malade, du prescripteur, du produit, sa quantité, la date, l’heure, signer, refermer l’armoire, replacer la clef, gagner la chambre de la malade — la mort dans l’âme.

J’ai fait sortir les visiteurs. Madame Garde m’a regardée m’approcher du lit, moi et mon plateau :

  Mais Mercédès, vous savez bien que je ne veux pas de piqûre. Je ne VEUX pas… 

— Madame Garde, le médecin l’a prescrite pour cet après-midi, je suis obligée de vous la faire. Elle va vous soulager, je vous assure, c’est juste un calmant.

— Non ! S’il vous plaît…

Malheureuse, coupable, évitant son regard, j’ai repoussé le drap pour découvrir la cuisse, je lui en voulais. Coton, alcool, j’ai piqué, poussé le liquide dans le petit corps si maigre, si familier, et elle, Madame Garde, a juste dit, ce n’est pas bien, Mercédès… Ses dernières paroles avant de sombrer dans le coma.

Deux jours après, elle n’était plus.                                                                                                                                        09 08 01