La chose entre toutes difficile

Faire des miracles, dit une fois Yakov YITZHAK, n'est pas un art. Quiconque a atteint un certain degré spirituel, peut violenter le ciel et la terre. Mais le difficile, voyez-vous, le difficile, c'est d'être un Juif. - Phrase puisée par Ingrid AURIOL dans Les récits hassidiques - recueillis par Martin BUBER.


                         

Un chien de race


Je viens de me rendre compte que notre chien est juif. Très sincèrement ça me fait quelque chose. Je croyais de bonne foi qu'il était aryen. Juif, mon  chien ? Qui le croirait ?

Alceste est roux, avec de longues oreilles. On l'a toujours pris pour un épagneul breton, un peu croisé d'accord, croisé avec un... Enfin croisé, pas juif. Plutôt setter anglais, ça me revient. Pas irlandais, attention : anglais. Une tête plate en haut, et qui gracieusement forme un nez à la retroussette, imperceptiblement...

N'empêche ; je viens d'apprendre qu'il est juif.

Eh bien qu'est-ce que ça change ? Ca change tout. Voyons ça change tout. Je l'appelle : "Alceste !", il vient, et c'est un juif qui vient, ça change tout ! Il me lèche d'une façon juive, il se laisse mettre sa laisse de façon juive, son regard confiant sur moi est juif, un vrai regard juif, et quand nous dévalons ensemble l'escalier pour aller dans la rue, je lui vois une hâte toute juive, si si. Je dois m'y faire.

Et le pire de tout c'est qu'il pisse d'une façon plus juive encore. Il pisse, il pisse, la patte levée sur un pneu, et une coulée juive partie de la jante de la roue continue en perpendiculaire sur la chaussée, une coulée insupportablement juive.

Du temps où je croyais Alceste aryen je supportais qu'il pisse, le sortais exprès pour ça trois fois par jour, veillais à ce que dans la gamelle son riz soit toujours suffisamment humide pour qu'il y ait assez d'eau dans son alimentation. Pas de danger qu'il ait les reins  bloqués. Mais maintenant qu'il est juif, comment vais-je faire ? Comment vais-je supporter ces longues coulées jaunes, jour après jour... ! Et on ne parle pas des merdes. De la merde de chien dans la rue, ce n'est déjà pas drôle, mais de la merde de chien  juif !

 Ne faudrait-il pas que d'une manière ou d'une autre il s'arrange pour devenir un pur esprit ? Il ne demanderait rien, on ne lui donnerait rien... presque rien... à peine, de temps en temps, une tape pensive sur le sommet de la tête, ponctuée d'un soupir... Toi, Alceste... juif ! qui aurait pu le croire... Et il baisserait la tête, il saurait si bien faire taire ses besoins les plus élémentaires qu'il n'en aurait plus, plus aucun, on pourrait lui pardonner à la longue, du moins il me semble... Il serait là couché dans son coin, tout maigre et ratatiné nous regardant tristement, et on se dirait, pauvre Alceste, ce n'était pas sa faute...

Mais il n'en est pas là ! Quand j’apparais dans la pièce où il monte la garde, le voilà aussitôt debout et frétillant, attendant son dû. Peu de chose, mais trop pour un Juif ! Sa joie de vivre est inacceptable étant donné sa race. Inconcevable. Et j’ai tout lieu de croire qu'il ne comprendra pas pourquoi il doit d'un seul coup changer ses façons.

Quel problème hélas, en perspective, pour moi, pour nous tous ! Comment saurons-nous supporter de le voir si sûr de son droit à vivre sa vie normalement ! Tant d'innocence quand on porte une marque aussi infamante a de quoi rendre un maître nerveux. Pensez-vous qu’on doive le faire piquer ? Raisonnablement ?