Pardonne-moi. J'imagine (non, tu ne pardonneras pas)
ton gland très tendre glissant dans le creux
désespérément doux et brûlant de mes lèvres invisibles,
je ferme les yeux, mes lèvres se posent sur tes lèvres,
ô Antoine, j'ai vu un brûlé ce matin dans la rue,
la peau du visage marbrée de rose et blanc
comme une charcuterie.
Lui aussi désire sans doute embrasser celle qu'il aime.

Et que dirait-elle
si elle savait sa couleur de ces baisers,
leur poids très doux,
baisers semblables aux gouttes d'avant l'orage d'été,
si elle savait la bien-aimée, que cet homme défiguré
l'entoure en pensée de ses bras
(la pluie atteint le cou découvert, les épaules)
si elle savait qu'il défaille de douleur et désir à la vue
d'une gorge si miraculeusement unie,

Et toi, Antoine, que diras-tu si tu apprends
que je pose en pensée ma bouche sur tes doigts
ces beaux doigts que j'ai vu travailler hier, dans les papiers, les cahiers,
leurs ongles si nets, exprimant mensongèrement,
ô lourdes mains tant aimées, la paix du corps,
que diras-tu si ces pages impudiques
et tristes viennent à tomber entre tes mains ?

Et les autres, tous les autres, que diront-ils ?
On ne veut pas connaître les rêves
de celui qui est repoussé, mais seulement
ses sacrifices consentis, ses renoncements,
n'est-il pas vrai.

                                      1976