lundi, octobre 12 2009, 20:50
Bartleby et compagnie
Par Lika Spitzer - Journal - Lien permanent
Curieux, cette façon que j'ai de me bloquer, dès qu'il s'agit d'envoyer un écrit à un éditeur ou de contacter une personne qui voudrait m'aider à cela. Je serais donc une sorte de Bartleby.
Je n'ai appris qu'aujourd'hui que DELEUZE avait écrit un texte à propos du Bartleby de MELVILLE. Bien sûr, je vais essayer de le lire. Quant au livre de Enrique VILA-MATAS, Bartleby et compagnie, consacré aux Bartleby de l'écriture, j'ai dû le lire trois ou quatre fois. Y sont répertoriés un nombre incroyable d'écrivains souffrant de ce syndrome. A chaque page, j'ai discuté ferme dans la marge avec l'auteur (il ne le sait pas) grâce à la pointe si fine de mes Pilot G-TEC-C4 - sans parvenir à rien découvrir, et je dirais même, plus égarée que jamais.
Comme le personnage de Melville, quelque chose en moi s'entête à dire : je préfèrerais ne pas. Regardez : il y a, après ce ne pas, un mur fait de rien.
Imaginez maintenant que Bartleby, dans sa solitude, tente de se comprendre lui-même, pour s'arracher à son maléfice têtu. Chaque soir il écrirait que son patron, une fois de plus, lui a demandé poliment, l'a conjuré, supplié, d'accomplir cette tâche-ci, cette autre-là, et que, lui, une fois de plus, a été incapable de répondre autre chose que je préfèrerais ne pas, ou je préfère pas (I would prefer not to). Il décrirait cela en longeant, avec des mots, ce mur intérieur dont il ne connaît rien.
C''est cela que je fais. Toute ma vie, j'ai lutté conte ce mur, dès que j'en ressentais la nécessité. Des textes courts. Rien de plus.
J'ai beau être heureuse de découvrir le travail de personnes qui ont fait l'effort de se faire éditer, j'ai beau entendre certains me dire leur plaisir à me lire, à se découvrir pareils à moi, on a beau me presser d'envoyer mes textes aux éditeurs, eh bien, le résultat est que le mur demeure. Je suis une Bartleby attachée à décrire le plus clairement possible ses états, dans l'espoir que la force des mots crée enfin une petite brèche dans le mur, mais ce sont toujours les mêmes découragements que j'exprime. Et s'il y a des changements, ils sont modestes, m'aidant juste à survivre, au jour le jour. Et on me croit gaie.
Quelquefois, il est vrai, quand j'ai réussi à décrire comment je me sens freinée, une brèche s'ouvre, et la preuve, c'est qu'ensuite j'ai le courage d'envoyer quelques textes courts à une revue, ou bien celui de rassembler en un livre un certain nombre d'entre eux pour le donner à un éditeur. Mais très vite, la brèche se referme, et j'en viens même à oublier que j'ai écrit un ouvrage. Oui, j'oublie. Une gomme étrange a reconstruit le mur.
J'ai beaucoup réfléchi à ces phénomènes, bien sûr, et découvert ceci : tout se passe comme si quelque verdict implacable m'avait dénié le permis de construire. Quand ? Je n'en sais rien. Du coup, je suis comme un petit contrebandier de l'écriture, croyant toujours voir des policiers partout, obligée de voler très vite l'essentiel avant qu'on ne me tombe dessus.
Peut-être, ces quelques lignes m'aideront-elles demain à envoyer Le bleu en exil aux éditions du DIABLE VAUVERT, et pourrai-je dire à mon amie Claire WOLNIEWICZ : "C'est fait. Merci de m'avoir encouragée".
5 commentaires
Me voilà dans la place du commentaire : je trouve l'exercice plus difficile que l'écriture ! Ce J'aimerais mieux pas de Bartleby est en tout cas une merveilleuse "idée" de Melville, qui ébranle nos certitudes, avec combien de douceur !
Texte tout à fait intéressant et qui sonne tellement vrai !
Avec l'espoir que "Le bleu en exil" est bien parti au diable vauvert. HI ! Hi !
Kitty, que veux-tu dire par "ébranle nos certitudes" ? De quelles certitudes parles-tu ?
Je ne connais que celle que, tous, nous mourrons un jour. Quoi d'autre ? Je ne vois pas.
ça c'est drôle! mon papa de 80 ans est venu passer trois semaines chez moi en nouvelle calédonie et on a parlé pendant des heures de bartleby et de son I would prefer not to!...
ton dentiste a l'air formidable, n'en change pas!
Merci, Pierrot, pour ton commentaire. Quelle coïncidance, cette conversation avec ton papa ! tu as de la chance de pouvoir parler avec lui de choses intéressantes. Moi, comme papa, je n'ai que... l'Inspecteur Derrick ! J'ai parlé dans les premiers billets de ce blog.
Tiens! ça me donne envie d'ajouter deux petits textes tirés du Tournesol de Davos : L'amour de ma mère, L'amour de mon père.
C'est vrai que mon dentiste est formidable. Merci de l'avoir ressenti.