Hier j'ai regardé Le Droit de mourir, la la télé, à cause de Bette Davis et de James Stewart, deux comédiens que je vénère. Mais Bette Davis m'a dérangée. Quand elle souriait, on voyait la demi-douzaine d'incisives hautes, jaunes et régulières, se détacher des lèvres hésitantes en un seul bloc costaud. Oui, j'en voulais à Bette Davis d'avoir accepté cette chose banale dans sa bouche. C'était comme une compromission. A moins que ce soit un effet supplémentaire de l'art de la grande dame, d'utiliser jusqu'à son dentier pour nous raconter cette histoire d'une personne âgée obligée, malgré son originalité, de se soumettre à la loi générale ? J'aimerais le croire.
Mais : fabriquer un dentier à la mesure de Bette Davis, n'est-ce pas une entreprise bien difficile ?
J'en viendrais à fantasmer sur les études dentaires. Je me vois devenue prothésiste rien que pour éviter aux artistes et aux êtres que j'aime ces sourires de confection, et leur inventer des dentiers plus personnels encore que leurs dents d'origine.
Quand on a les moyens de s'offrir de véritables créations, pourquoi se limiter à choisir le meilleur architecte pour la maison qu'on se fait construire, se limiter à dénicher des oeuvres d'art uniques ? Pourquoi ne pas vouloir pour sa bouche une vraie création, aussi ? Le métier de prothésiste dentaire deviendrait un art au même titre que ceux qu'on récompense par une bourse à la Villa Médicis.
Regardez Marie Déa dans Les Visiteurs du soir, la gravité de ce regard, et soudain quand elle sourit, ces deux incisives enfantines qui démentent cet absolu de la tristesse. On espère pour elle qu'elle n'a jamais eu besoin d'un dentier, puisque la seule chose que savent fabriquer les prothésistes, ce sont ces fausses dents de lait jaunes pour adultes, quand l'heure de se décider pour un dentier pourrait devenir une aventure combien plus excitante que celle de se décider pour une paire de lunettes.
(écrit en 1990)