J'étais élève-infirmière en chirurgie à l'Hôtel-Dieu, dans une vieille salle très claire à hautes fenêtres, encombrée de lits, où je me plaisais.
Tous les matins, j'avais à faire ce pansement d'un moignon de cuisse. Le voisin de lit se plaignait de l'odeur sans plus de ménagement, il était à bout. Mais mon malade, lui, avait gardé sa bonne humeur, et chantait Violetta je t'en prie N'aie pas peur de la vie, en tenant sa cuisse des deux mains bien droit dans la cuvette où le moignon devait tremper d'abord dans de l'eau additionnée de dakin avant le pansement proprement dit.
On avait beaucoup réfléchi au nombre de vieux annuaires de téléphone qu'il fallait empiler sous la cuvette, plus un régistre ou deux, pour lui donner la hauteur idéale. Tout en surveillant les détritus qui se détachaient dans l'eau et en ternissaient le mauve pâle, ce petit homme me disait qu'il m'aimait, sous l'oeil dégoûté de son voisin de lit. Il disait je vous aime comme il se serait réjoui du beau temps, avec le même ton enjoué.

- Tu pues que c'est une infection, s'écriait le voisin de lit. Et tu as le culot de dire à la petite que l'aimes ! Tu es vieux, moche, et tu sens la charogne.

– Et alors, avait dit le petit homme en considérant son moignon en proie à mes pinces et compresses, pourquoi je n'aurais pas le droit d'aimer l'infirmière ? Je peux aimer la Reine d'Angleterre si je veux, hein ? C'est pas défendu. On peut aimer qui on veut, n'est-ce pas Mademoiselle ?

Je lui avais donné raison. Une belle matinée en vérité.
(publié par la revue Brèves dans le n° 60)