On me dit : « Il faudrait peut-être que tu époussettes tes livres », mais quand je touche mes livres, ce n’est pas pour les dépoussiérer. La femme que le maharajah choisit le soir, ce n'est pas pour lui épousseter la jupe ; et les bonnes bouteilles, il paraît qu’on ne les époussette pas. Et puis, Simone de Beauvoir n’a-t-elle pas dit : « La lutte contre la poussière est une lutte perdue d'avance » ? On peut trouver émouvant de souffler sur un livre avant de l'ouvrir, avant de le feuilleter ; désireux, l’emportant contre soi, d’effacer sur lui les traces encore sensibles de l’oubli impardonnable où on l’a tenu trop longtemps.

  Les livres poussiéreux

 

 

 

Pourquoi depuis le temps que j'écris de façon très imagée, n'ai-je pas acquis une notion claire de la différence qu'il y a entre image et métaphore, ou image et comparaison ? J'ai des servantes habiles, obéissantes, totalement dévouées, et je ne connais même pas leur nom. Je leur dis : « venez ! » et elles accourent. Voilà comment je les traite.

Pourtant ce ne sont pas les manuels qui me manquent. Voilà combien de temps, tenez, que je me propose d'aller potasser un peu ce Gradus – Les Procédés Littéraires, de revoir la concordance des temps dans la Grevisse : Ah, pouvoir dire avec Paul Meurisse, à moins que ce ne soit avec Jean Servais... : « Jusqu'ici j'ai toujours fait ce qu'il était convenu que je fisse, à présent je ferai ce qu'il est nécessaire que je fasse » !

J'adore les exercices au trapèze de la grammaire française ! Hélas, culture physique et culture grammaticale connaissent chez moi des sorts comparables : beaucoup de résolutions, une bonne séance de travail, et c'est fini pour l'année.

 

La grammaire française

 

 

 

A l'adolescence je trouvais épatant et un peu horrible le mot mon mari, et surtout d'avoir le droit de le prononcer - une certaine assiduité dans le comportement privé rendant ce possessif apparemment admissible.

Pour moi le mariage représentait une incongruité de la vie ordinaire : ses lois bafouées partout et pourtant, comme beaucoup d'objets très laids, d'une solidité à toute épreuve. Or, voilà que je puis dire, «mon mari», presque naturellement.

 

Dire, «mon mari»

 

 

 

Je ne sais pas établir les priorités. Je m'englue dans le temps, je m'y empêtre. Je mélange, j'embrouille totalement les laines de la tapisserie, je casse les bobines différentes qui m'ont été confiées et bientôt mes réserves seront épuisées. Que ferai-je alors ?

Longtemps des servantes ont ramassé mes déchets tous noués pour les démêler, les réutiliser, tandis qu'on me donnait de nouvelles chances. Aujourd'hui leur modeste vaillance me fait mal. Assise mélancolique sur la chaise haute d'où je ne sais pas redescendre, en vain j'appelle ma nourrice aux mains calleuses.

Nounou ma nounou, pourquoi as-tu oublié de me dire qu'un jour personne ne viendrait plus ramasser ses années gaspillées à ton petit devenu vieux, pour les lui rendre avec un sourire.

 

Les laines nouées

 

 

 

Pendant des années j'avais fait la sourde oreille quand il était question d'avenir – comme certaines jeunes filles d'autrefois se faisaient prier pour se marier.

Passant d'une formation à l'autre, je chipotais à la table des écoles, attendant que la vie me propose de meilleures cartes. L'écriture m'effrayait, devenue tellement indispensable et difficile à retenir : J’étais l'amant pétrifié par la certitude de devoir être abandonné s'il ne se montrait pas à la hauteur.

Au contraire, travailler dans un hôpital était rassurant et faisait de moi un être rassurant. Je devenais capable de payer mon loyer tous les mois; et chaque jour, des malades attendaient mon arrivée avec impatience, nous nous réconfortions.

Alors voilà, ce boulot de nuit à l'hôpital de La Salpêtrière a su s'imposer : comme un gros chien en quête de maître viendrait s'asseoir sur vos genoux, lourd, encombrant, puant, émouvant. Et je l'ai gardé.

 

 Je chipotais

 

 

 

D'un seul coup, à l'adolescence, j'ai décidé que le péché, l'expiation, le sacrifice, tout cela avait assez duré. J'ai balayé ces sornettes et aussitôt j'en ai remis d'autres à la place : des sornettes d'été, plus légères que les sornettes d'hiver.

  Sornettes

 

 

 

J'ai l'impression que mon chien mange deux fois plus que moi.

Il est vrai que quand il court, c'est avec deux fois plus de pattes.

Oui, mais s'il a deux fois plus de pattes que moi, il les fatigue deux fois moins pour la même course.

Sans compter qu'il ne pèse que la moitié de mon poids.

Seulement comme il court dix fois plus vite que moi, au bout du compte c'est plutôt moi qui mange trop.

 

La gamelle du chien

 

 

 

Pendant de longues années j'ai essayé d'obéir à ce que je croyais être le conseil de Tchékhov : travailler, travailler, gagner ma vie, malgré l'insidieuse tristesse qui se dégageait de son oeuvre. Je croyais en ce temps-là - mon compagnon d'alors me le faisait assez sentir - que tristesse et lucidité étaient synonymes obligatoirement, au même titre qu'enthousiasme et divagation.

En même temps cette bizarre mélancolie chez Tchékhov, mêlée de folles et vagues espérances concernant on ne sait quel avenir lointain, je pressentais qu'elle n'était pas obligatoire chez l'honnête homme, qu'elle venait peut-être là des cicatrices de l'enfance, et aussi de cette tuberculose dont très vite l'écrivain s'est su atteint.

D'accord je voulais travailler mais avec passion plutôt qu'avec mélancolie et j'enviais les artistes qui expliquaient que travailler était pour eux une nécessité impérieuse à laquelle il leur était impossible de se soustraire. Chez ceux-là nulle mélancolie mais une ténacité d'insecte, une volonté de démon, une ferveur de saint. C'est à eux que je voulais ressembler.

Je voulais croire, je voulais espérer qu'un jour moi aussi je découvrirais le besoin dévorant et constant d'un travail assidu. La passion de travailler était ma pierre philosophale. J'aurais tout donné pour la découvrir !

 

Ma pierre philosophale