le blog de Lika Spitzer

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Le tournesol de Davos

Vient d'être publié en décembre 2023

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A travers la lunette arrière - Le tournesol de Davos - 2ème partie ch.50

Maman avait jeté sa cigarette au bord de la route quand le monsieur de l'hôtel nous avait aperçues marchant le long du champ de blé avec nos sacs de plage et nos bouées. Dans le lointain, à travers la lunette arrière de la voiture, quelque chose s'était mis à briller. Maman était certaine de voir un feu. Sa cigarette, elle en était sûre, avait mis le feu au champ. Il fallait rebrousser chemin, aller éteindre l'incendie.
Mais le monsieur ne voulait pas s'arrêter. Il ne voyait pas de feu. Il continuait à conduire à son rythme sur cette ligne droite, on ne pouvait pas le décider. Ensuite il disait qu'il n'était pas pompier, que si feu il y avait, ce feu était sûrement déjà trop grand pour que nous puissions faire quoi que ce soit, il tenait ce genre de propos.
- C'est moi qui ai mis le feu dans le blé, s'obstinait notre mère, je DOIS aller l'éteindre.
Devant la détermination de maman, le monsieur à contrecoeur avait fini par faire demi-tour; et nous avons affronté ensemble le rectangle crépitant. Le soulier à la main, de toutes nos forces nous avons tapé, tapé, écrasé les flammes - maman du côté dangereux où gagnait l'incendie, consciencieuse et résolue, les lanières de sa chaussure blanche volant dans les airs; donnant des ordres, et l'exemple.
Nous avons éteint le feu; et puis nous sommes repartis en silence. Le monsieur n'est pas devenu un ami. A lui, le rectangle sévère dans les blés, noir et nu bord de la route, ne rappelle peut-être pas un bon souvenir. Et cette année encore, maman est restée seul dans sa chambre à fumer et fumer en se parlant à elle-même.

TOUT est à Mamy - Le tournesol de Davos 1ère partie ch.24

Je voudrais tellement que Mamy me donne une plante, juste un petit brin de plante pour moi toute seule; mais elle ne veut pas; toutes les plantes sont à elle, toutes les fleurs, sans exception, inutile d'insister. Alors je triche. Le jour où on enlève toutes les mauvaises herbes et ce qui est mort, je récupère un petit bâton que je reconnais pour être un morceau de rosier. Je le plante en secret sur la terrasse du cinquième étage où Mamy ne va plus à cause des marches qu'il faut descendre, et tous les jours je viens voir si prières et arrosages fervents peuvent produire le miracle. Or voici qu'au bout de quelques jours, onze feuilles minuscules, d'un adorable vert tendre pointent sur le bout de bois mort ! Seulement j'ai à peine le temps de me prendre pour une sainte qu'elles re-meurent.

Quant aux animaux, c'est pire. Un jour on entend Mamy crier de sa pauvre voix. Elle appelle au secours, assise à sa table de bridge, ses mains tremblantes de parkinsonienne accrochées de toutes leurs forces à une sorte de paquet qu'elle a fait en repliant les coins de son journal. C'est ce quelque chose qu'elle cache qui la terrorise :

– Là !  Là ! dans le journal !

On écarte à grand'peine les mains de Mamy, et que voit-on, qu'elle essayait de garder enfermé ? un petit chat.

Bref, pas question de s'occuper de la moindre fleur, d'adopter le moindre chaton; même un poisson rouge elle n'en veut pas. C'est simple, TOUT est défendu. Alors je décide d'apprivoiser une fourmi. J'en récupère une sur la terrasse, que je pose dans une boîte en fer qui flotte dans l'eau de la baignoire. Une longue tige doit servir de pont entre elle et moi. J'appelle ma fourmi par son prénom en lui proposant une jolie miette, et je prétends qu'elle accourt sur la tige à ma rencontre. Je veux y croire.

 

L'argent de Mamy - Le tournesol de Davos 1ère partie ch.22

Il m'arrive une fois de jouer avec de l'argent trouvé sur la table. Les yeux de Mamy lancent des éclairs. Elle crie :

– REPOSE ÇA IMMÉDIATEMENT ! TU NE DOIS PAS TOUCHER À MON ARGENT !

L'argent de Mamy est beaucoup plus sacré que mes parties sacrées comme dit soeur Geneviève qui explique toujours qu'il ne faut pas y porter la main. Beaucoup plus sacré, et secret.

Les soeurs affirment aussi que toucher l'hostie pendant la communion est un très grand péché, un sacrilège : seul le prêtre a le droit de le faire. Alors cet argent, qu'on nous interdit de toucher, qui arrive on ne sait comment dans le beau portefeuille en crocodile où les billets sont rangés plus soigneusement que les hosties dans le ciboire, cet argent mystérieux, caché, intouchable, fait de notre grand-mère aussi comme un prêtre sévère, un être consacré.

 

Les bridges de Mamy - Le tournesol de Davos 1ère partie ch.19

Le mot bridge est uniquement utilisé pour ma grand-mère. Elle a ses bridges du mardi, et des bridges dans la bouche.

Ce mot bridge représente, je l'ai remarqué, un ensemble de complications « techniques » très excitant pour les adultes; où la compétence a l'air de jouer un grand rôle.

Tantôt il s'agit d'ombres penchées des après-midi entiers sur leurs cartes à jouer et rassemblant au même endroit un nombre impressionnant de rides, de bajoues et de bijoux; tantôt de dents à l'aspect lugubre, pareilles à des menhirs, où chacun admire, autant que dans le jeu de cartes, le savoir-faire de l'art, le métier, et qu'on voit trôner dans la bouche maquillée de ma grand-mère au-dessus des potages et des porridges, des ordres et des interdictions.

 

L'encre et la mouche - Le Tournesol de Davos Ch.100 (fin du livre)

Cela se passait près d'une fenêtre, un jour de pluie, un de ces jours sombres de vacances, qui creusent davantage la solitude de chacun. Un cousin avait trouvé un jeu : il faisait tomber une goutte d'encre sur une mouche qu'il avait réussi à emprisonner.

La mouche se secouait : vite elle essuyait une aile, une autre, essuyait, essuyait avec ses petites pattes agiles. Une autre goutte d'encre arrivait alors, et la mouche s'essuyait de plus belle, une autre goutte puis une autre tombaient, elle s'affairait encore et encore, ses pattes légères comme des traits de plume glissant et reglissant sur les ailes, mais avec de moins en moins d'assurance, peu à peu vaincue par l'épuisement.

Souvent cette scène s'est représentée à moi. Ou bien découragée par la misère du vieil hôpital où je travaille, par la fatigue, la solitude, le bébé que je ne sais pas élever, (ces choix incompréhensibles que j'ai faits !) j'entends Ysé se désespérer : « Il y a des moments où c'est trop, et c'est trop, et c'est trop, et c'est assez, et je n'en puis plus... » Et Amalric : « Est-ce que cela est si dur, Ysé ? Et elle : « Non ce n'est pas dur mon cœur ! »

Ces plaintes déplaisent à celui qui a été mon professeur de philosophie :

–  Je n'ai jamais beaucoup aimé Claudel, me jette-t-il; et puis cette histoire de mouche à propos de ta vie, tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? 

 

 

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